Le Dernier mot de Rocambole – Tome I

Chapitre 16

 

Huit jours après la scène que nous venons deraconter, et à l’issue de laquelle Rocambole avait reconquis toutesa popularité et tout son prestige, une barque remontait la Seineentre Maisons-Alfort et Villeneuve-St-Georges.

Quatre hommes la montaient.

L’un, qui tenait la barre, n’était autre quenotre nouvelle connaissance, la Mort-des-braves.

L’autre était cet hercule qu’on appelait leChanoine.

Le troisième, qui serrait l’écoute avec lahardiesse d’un canotier consommé, était cet enfant terrible que lesRavageurs appelaient Marmouset.

Le quatrième enfin, est-il besoin de ledire ! était Rocambole.

La nuit approchait, cependant les dernièreslueurs du crépuscule permettaient encore de voir assezdistinctement les deux rives.

Le vent était assez fort, et, malgré larapidité du courant, la barque marchait un bon train.

Tout à coup, la Mort-des-braves poussadoucement l’épaule de Rocambole, en même temps qu’il étendait lamain vers la gauche.

– C’est là, dit-il.

Rocambole vit alors une maison isolée, aumilieu d’un petit parc planté de vieux arbres, avec une pelouseverte tout à l’entour.

La maison était à mi-côte.

Elle avait un air honnête et bourgeois, àpremière vue.

En l’examinant avec plus d’attention, ondevinait que ses habitants devaient avoir une certaine originalitéde mœurs et de goûts, et vivre tout à fait en dehors de la viecommune.

Tout ce que Marmouset avait raconté setrouvait justifié par un je ne sais quoi difficile peut-être àexpliquer, mais qu’on devinait aussitôt.

Rocambole regarda attentivement cette maisonet ne répondit pas.

– C’est là, répéta laMort-des-braves.

– J’entends bien, dit le maître, mais ilest trop tôt pour faire le coup.

La Mort-des-braves fit un signed’assentiment.

– Aussi, reprit-il, j’ai pensé à unechose.

– Laquelle ?

– Nous allons redescendre jusqu’àCharenton.

– Bon ! et puis ?

– Il y a un cabaret sur la berge qui esttenu par un ancien flotteur, le père Heurtebise. Le vin y est bon.On y trouve de la matelotte. Nous souperons, et nous attendrons lesenvirons de minuit.

– C’est cela, dit Rocambole.

– Mais, pas de bêtises devant le vieux,continua la Mort-des-braves.

– Ah ! il n’est pas desnôtres ?

– Non… c’est ce qu’ils appellent unhonnête homme. Il n’a seulement jamais passé à lacorrectionnelle.

Marmouset eut une moue dédaigneuse à l’adressedu père Heurtebise :

– Un feignant, quoi ! fit-il.

– Stoppe, un peu, dit Rocambole,que je prenne mes dimensions.

Et il examina avec une scrupuleuse attentionle chemin qui conduisait de la berge à la grille du parc, les mursqui l’entouraient et la disposition de la maison.

On eût dit un général en chef combinant unplan d’attaque ou méditant le siège d’une ville.

– Maintenant, dit-il, vous pouvez virerde bord.

– Nous descendons chez le pèreHeurtebise ?

– Oui.

La Mort-des-braves donna un coup de barre,Marmouset changea lestement sa voile, et le canot, tourna surlui-même, redescendit rapidement.

En route, le Chanoine qui avait été silencieuxjusque-là prit sous un banc un objet qu’il montra à Rocambole.

– Qu’est-ce que cela ? demanda lemaître.

– C’est un marteau.

– Pour quoi faire ?

– Mais, dit naïvement le Chanoine, je neme suis jamais servi de couteau, ni de pistolet, ni d’autrechose ; avec ce merlin-là, je suis bien plus sûr de monaffaire : un coup à la tempe, et c’est fait.

Rocambole regarda cet homme naïf en saférocité : puis il lui dit froidement :

– Cette fois, tu n’auras pas besoin demerlin.

– Pourquoi ?

– Mais parce que la besogne n’est paspour toi.

– Hein ? fit le Chanoine avec unaccent de dépit et de regret.

– […][1] L’ouvrageme plaît, je le prends pour moi.

L’hercule avait juré obéissance au maître, ilcourba la tête et se résigna.

Le canot, moins d’une demi-heure après,arrivait au cabaret du père Heurtebise.

Marmouset sautait lestement à terre pourl’amarrer et la Mort-des-braves disait :

– Je vas commander la matelotte.

En effet il entra dans le cabaret qui étaitveuf de pratiques, à cette heure, et il dit au bonhomme :

– Allons, papa, il faut vous distingueraujourd’hui. Nous avons la poche garnie, l’estomac vide et legosier sec.

Le bonhomme appela sa servante, et dit à laMort-des-braves :

– Combien êtes-vous ?

– Quatre.

– Que voulez-vous manger ? unefriture ou une matelotte ?

– L’une et l’autre, si c’est possible, etdes côtelettes avec, le tout arrosé de vin cacheté. C’est lebourgeois qui paye.

Et du doigt, il désignait Rocambole quis’était arrêté sur la berge avec le Chanoine.

– Ah ! fit le cabaretier, c’estvotre patron, ça ?

– Oui, répondit la Mort-des-braves qui nes’expliqua pas davantage.

Une heure après, Rocambole et les troisbandits étaient à table.

Marmouset racontait à mi-voix son expédition àla maison isolée de Villeneuve, et il affirmait de nouveau que levieillard était cousu d’or.

– Estourbirons-nous lafemme ? demanda le Chanoine.

– Cela dépendra, répondit Rocambole.

– Elle est bien jolie, dit Marmouset.

– Ah ! ah ! fit Rocambole.

Et il eut un sourire qui remplit d’admirationles bandits.

Tous quatre étaient vêtus comme le sont lesmariniers de la Seine.

Ils portaient une vareuse de laine, un chapeaude paille et un pantalon de toile grise.

En outre ils étaient chaussés de sabots.

Comme on était en semaine, le cabaretn’avait pas d’autres hôtes en ce moment.

Cependant, vers neuf heures du soir, deuxhommes entrèrent et vinrent s’asseoir à une table en demandant duvin.

Ils s’exprimaient en français, mais avec uneforte nuance d’accent anglais.

Et Rocambole, frappé de la circonstance, lesexamina à la dérobée.

Rien, cependant, n’annonçait en eux quelquechose d’insolite.

Vêtus comme des ouvriers du faubourgSaint-Antoine, ils s’étaient attablés devant une bouteille de vin,cachet vert, et le père Heurtebise ne s’était pas préoccupé d’euxdavantage.

Le Chanoine, Marmouset et la Mort-des-bravesne leur avaient accordé qu’une attention distraite.

Seul, Rocambole les regardait avecattention.

Pour lui, ces deux hommes qui buvaient sansdire un mot, n’étaient point ce qu’ils voulaient paraître.

Sous leur redingote râpée, Rocambole avaitremarqué du linge d’une grande finesse.

Leur teint olivâtre et leurs cheveux noirsindiquaient une origine étrangère et peut-être orientale.

Rocambole qui avait vu tant de choses, crutreconnaître mieux le type de cette race nouvelle due au croisementde la race indoue et de la race anglaise, et dont les produits sontdésignés sous le nom d’anglo-indiens.

Enfin, ces deux hommes s’étant mis à causer àvoix basse dans une langue inintelligible pour la Mort-des-braves,le Chanoine et Marmouset, ce dernier dit :

– Mais qu’est-ce donc que cebaragouin !

– C’est sans doute des Auvergnats, dit leChanoine.

– Je croirais plutôt que c’est desBasques, dit la Mort-des-braves.

– Ou bien des Anglais, repritMarmouset.

Rocambole avait reconnu la langueindienne.

Et tandis que ses trois compagnons ne sepréoccupaient plus d’autre chose que de vider une sixièmebouteille, il se prit, lui, à écouter attentivement.

Rocambole jouissait d’une finesse d’ouïeexcessive ; de plus, il parlait à peu près tous les idiomes,et jadis à Londres, il avait fréquenté des indiens.

Rocambole comprenait donc et parlaitparfaitement la langue des Brahmines.

Les deux inconnus continuaient à causer avecla sécurité de gens persuadés que nul n’entendra ce qu’ilsdisent.

Mais Rocambole écoutait…

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