Le Dernier mot de Rocambole – Tome I

Chapitre 1

 

Qu’était-ce que miss Cécilia ?

Une de ces jeunes filles anglaises aux idéesun peu excentriques, à l’énergie masculine, qui sortent seules àcheval le matin, donnent des poignées de main aux jeunes gens etpossèdent une de ces fortunes princières.

Miss Cécilia avait dix-neuf ans.

Elle était belle, avait des cheveux noirscomme une Irlandaise, les pieds et les mains d’une créole.

Son père servait dans la marine.

Il était commodore d’une frégate de Sa MajestéBritannique, laquelle frégate arrivait des Indes occidentales en cemoment.

Par conséquent, le père de Cécilia était àLondres.

Idolâtrée par sa mère, habituée à s’entendredire que les terres de sa famille réunies constitueraient un desplus grands comtés de l’Angleterre, miss Cécilia avait dit trèshautement, dès l’âge de seize ans, qu’elle se marierait à son gréet comme elle l’entendrait.

Depuis trois ans elle avait éconduit toute lajeunesse dorée britannique, à commencer par un monsieur qui étaitmembre de la Chambre haute, pour finir par un autre qui étaitsimple commis dans les bureaux de l’amirauté.

En refusant ce dernier, miss Cécilia avaitétonné toute l’aristocratie anglaise.

Épouser un valet sans fortune était choseassez excentrique pour qu’une fille excentrique comme miss Cécilian’hésitât pas un seul instant.

Cependant elle n’avait pas même hésité, elleavait refusé net.

Miss Cécilia avait beaucoup voyagé ; elleconnaissait l’Orient et l’Italie. Elle avait passé un hiver àPau.

Elle montait à cheval, tirait le pistolet,suivait les chasses à courre dans ses terres, peignait à ravir etétait excellente musicienne, ce qui est rare chez une Anglaise.

Miss Cécilia habitait, avec sa mère, un petithôtel entre cour et jardin, dans Piccadilly.

Mais elle avait une entrée séparée, et sonatelier était le rendez-vous de beaucoup de monde.

Un peintre français qui lui donnait des leçonsavait même été autorisé à fumer la cigarette, ce qui était unechose inouïe.

Or, miss Cécilia avait rencontré, aux coursesd’Ascott, sir George Stowe.

Le brun attire le brun.

La belle Anglaise aux cheveux noirs avaittressailli à la vue de ce visage bronzé, de cette chevelure crépue,de cet homme, en un mot, qui réalisait le type superbe de cetterace nouvelle que les Anglais ont créée dans l’Inde.

Elle s’était fait présenter sir GeorgeStowe.

Trois jours après, elle avait dit nettement àsa mère :

– J’ai trouvé le mari qui meconvient.

La mère avait jeté les hauts cris.

– Un homme qui a du sang indien dans lesveines épouser une fille de haute race comme missCécilia !

– Mon père y consentira, avait froidementrépondu la jeune fille.

Le commodore était arrivé.

Il avait partagé l’opinion de sa femme etrépondu que ce mariage était impossible.

Mais miss Cécilia ne s’était point tenue pourbattue.

Elle avait un oncle, lord Charring.

Lord Charring était colossalement riche, et iln’avait d’autre héritière que miss Cécilia.

Il adorait sa nièce, lui passait toutes sesfantaisies, et raffolait de ses excentricités.

Or, la veille, le jour où nous avons vu sirGeorge Stowe ouvrir le billet de miss Cécilia, lord Charring étaitrevenu de son château de Lincolnshire.

Cécilia lui avait dit :

– Mon oncle, je viens vous prierd’annoncer à mes parents que vous me déshéritez…

Lord Charring avait failli tomber à larenverse.

Cécilia avait continué :

– Que vous me déshéritiez, si on ne medonne pas le mari que je veux.

Alors seulement, lord Charring s’était pris àrespirer, et il avait répondu à sa nièce :

– Je ferai tout ce que tu voudras.

C’était pour cela que miss Cécilia avait écrità sir George Stowe.

Or donc, ce jour-là, vers deux heures, missCécilia caracolait dans Hyde-Park, lorsque Sir George Stowe, montésur un cheval magnifique, vint à sa rencontre.

Elle lui tendit la main et lui dit :

– Mon père est aux trois quartsgagné ; ma mère résiste encore un peu, mais mon oncle est pournous. Venez ce soir.

Sir George Stowe porta la main de miss Céciliaà ses lèvres et la regarda avec amour.

– Nous serons en tout petit comité,dit-elle. Vous verrez mon cousin Arthur Newil, celui que j’airefusé autrefois. Il ne m’aime plus que comme une sœur. Aussi enai-je fait mon confident.

– Ah ! fit sir George Stowe, quiparut s’intéresser fort peu au cousin de miss Cécilia.

Les deux amoureux se promenèrent pendant uneheure, côte à côte, au pas de leurs chevaux, dans les allées deHyde-Park.

Miss Cécilia attirait tous les regards.

Tous les dandys qui la croisaient sedisaient :

– C’est pourtant pour cette manière denègre qu’elle a refusé les plus beaux noms du Royaume-Uni.

Et en dépit de la jalousie qui les mordait aucœur, ils admiraient l’excentricité de la jeune fille.

Miss Cécilia quitta sir George Stowe en luirépétant : « À ce soir ! »

Puis elle rentra chez elle, toujours suivie àdistance par deux laquais à cheval.

Comme elle mettait pied à terre devant leperron de l’hôtel, un jeune homme entrait dans la cour.

Il était à pied, vêtu fortsimplement :

– Ah ! c’est vous, Arthur ? luidit Cécilia qui, relevant d’une main la jupe de son amazone, tenditl’autre au jeune homme.

– Bonjour, Cécilia, dit-il, je craignaisque vous ne fussiez pas encore rentrée.

– Vous m’eussiez toujours vue à l’heuredu dîner, Arthur.

– Mais, répondit-il, je tenais à vousvoir avant.

– Bah ! dit miss Cécilia étonnée, etd’un accent qui semblait dire :

– Que peut-il y avoir de confidentielentre nous, mon cousin ?

Arthur reprit :

– Je voudrais causer avec vous de chosesgraves.

– En vérité !

– Montons dans votre atelier,poursuivit-il.

– Pourquoi n’entrerions-nous pas chez mamère ? demanda miss Cécilia.

– Non, dit Arthur, c’est à vous seule queje veux parler.

La jeune fille était stupéfaite.

Mais le visage d’Arthur Newil avait une telleapparence de gravité, qu’elle fronça le sourcil et luidit :

– Eh bien ! venez !

On montait à l’atelier de miss Cécilia par unpetit escalier indépendant du grand escalier de l’hôtel et qu’ontrouvait sous le péristyle.

Miss Cécilia en gravit lestement les degrés,arriva à la porte de son atelier, entra et se jeta dans un fauteuilplacé à peu de distance du chevalet.

– Voyons, mon beau cousin, dit-elle, jevous écoute.

Arthur Newil ferma la porte, puis s’approchantde miss Cécilia, il lui dit :

– On parle beaucoup de vous dans Londres,ma cousine.

– Oh ! vraiment ? fit-elle enjouant avec sa cravache.

– Vous êtes la lionne du jour.

– Et pourquoi cela ?

– On parle de votre prochain mariage…

– En vérité !

– Avec sir George Stowe, continua ArthurNewil.

Miss Cécilia ne le démentit point. Elle sutmême se faire, en ce moment, un petit visage ennuyé qui paraissaitexprimer clairement cette pensée :

– De quoi donc vous mêlez-vous ?

Arthur Newil le comprit sans doute ainsi.

– Cécilia, dit-il, avant d’aller plusloin, il est nécessaire que je vous fasse un aveu.

– À moi ?

– J’ai renoncé depuis longtemps àl’espoir d’obtenir votre main.

– Mais nous sommes bons amis ?dit-elle en souriant.

– Je vous aime comme une sœur et c’estpour cela que je viens vous mettre en garde…

– Contre quoi ?

– Contre un danger qui vous menace.

– Un danger !

– Oui. Vous ne pouvez pas épouser sirGeorge Stowe.

À ces paroles, miss Cécilia se dressafrémissante.

– Que dites-vous ? fit-elle.

– La vérité.

– Oh !

– Ce mariage est impossible ! répétafroidement sir Arthur Newil.

Et miss Cécilia, la hautaine jeune fille, sesentit frissonner sous le regard calme et fier de son cousin, tantce regard exprimait une conviction profonde.

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