Le Dernier mot de Rocambole – Tome I

Chapitre 13

 

C’était un homme déjà vieux, au visage bronzé,à la lèvre hébétée par la débauche, et peut-être par quelquemystérieuse appétence.

L’œil était féroce, la statureherculéenne.

Il avait pris, de son ancienne profession, lesurnom sous lequel on le désignait dans le monde des voleurs.

On l’appelait le Matelot.

– J’ai fait un peu de tous les métiers,dit-il. J’ai été marin, j’ai été soldat, je suis voleur.

J’ai fumé de l’opium à Calcutta, et j’ai mangédes gourganes à Toulon.

Par conséquent, mes petits agneaux, je saisbien des choses, et je puis bien vous dire ce que c’est que ça.

– Voyons ? fit le Pâtissier.

– C’est un signe mystérieux que lesIndiens rebelles à l’Angleterre impriment avec une encre indélébilesur le corps de ceux dont ils ont à se venger.

– Ah ! dit-on avec un redoublementde curiosité.

Le Matelot frappa doucement sur l’épaule del’enfant.

– Chez la petite, dit-il, c’est denaissance… Mais son père ou sa mère ont été marqués.

– Ce n’est pas beau, dit le Pâtissier,mais ça ne doit pas faire souffrir.

Le Matelot se prit à sourire :

– Vous n’y êtes pas, dit-il. Cettemarque, dans l’idée de ceux qui la font, n’a pas pour but deflétrir ceux qui la portent.

– Ah ! dit le Pâtissier en riant, jecroyais que c’était comme chez nous.

Depuis que le Matelot avait promis de donnerdes explications sur cette marque singulière qu’on voyait sur lesépaules de l’enfant, et qu’il parlait de l’Inde, un pays mystérieuxqui a toujours eu le privilège d’exciter la curiosité en Europe,même parmi le peuple, voleurs et voleuses, tout le monde du garni,en un mot, s’était pressé en cercle autour de lui.

– Voyons, dit le Pâtissier, avec unenuance d’impatience dans le geste et dans l’accent, dégoise-nousvite ton affaire ; car j’ai à causer un brin avec laChivotte.

Le Matelot reprit :

– Il faut vous dire que dans l’Inde, il ya des gens qui sont pour les Anglais et d’autres qui ne le sontpas.

Les premiers se sont soumis, payent lestributs, obéissent au gouverneur de la Compagnie des Indes, ettrouvent que tout est pour le mieux.

Les autres, qui ont soif de liberté etd’indépendance, se réfugient dans le fin fond des forêts, refusenttoute soumission et ont formé une association terrible, moitiépolitique, moitié religieuse, qui a des ramifications dans le mondeentier, en Chine et au Japon, en Afrique et en Europe, et qu’onappelle les Étrangleurs.

Ceux-là ont déclaré une guerre sans merci àtout ce qui est Européen et surtout Anglais.

Gare au planteur qui s’aventure dans les boispour chasser l’éléphant ou le tigre.

Un Thug, c’est ainsi qu’on appelle lesÉtrangleurs, lui sautera à la gorge tout à coup.

– Mais, dit le Pâtissier, quis’intéressait fort peu à l’histoire des Étrangleurs et continuait àméditer sa vengeance contre Rocambole, s’ils les étranglent tout desuite, pourquoi les marquent-ils ?

– Ah ! reprit le Matelot, voilà oùil faut avoir une bonne sorbonne pour comprendre.

– Vas-y ! dit le Pâtissier.

– Les Étrangleurs ont une religionmystérieuse ; ils adorent à la fois la déesse Kâli, le dieuSivah, un petit poisson bleu qu’on ne trouve que dans le Gange, etun crocodile vert qui sort quelquefois d’un lac dont j’ignore lenom, mais qui est situé au milieu des montagnes.

Toutes ces divinités exigent des sacrificeshumains.

Le Thug étrangle une jeune fille pour ladéesse Kâli, un homme fait pour le dieu Sivah ; mais lecrocodile est plus exigeant : il ne veut que des enfants.

Alors, il arrive ceci, c’est que lorsque dansleur idée, aux Étrangleurs, un Anglais est plus coupable que lesautres, on s’en empare, on le traîne au fond des forêts ;puis, au lieu de le tuer, on le marque avec une substance qui a unterrible privilège.

– Lequel ?

– Le stigmate qu’elle inflige passe dansle sang et se transmet de génération en génération.

On rend alors l’Anglais à la liberté ; ilse marie, il a des enfants. Tous ses enfants naissent marqués.C’est un point de repère pour les Étrangleurs.

– C’est-à-dire, fit la Chivotte, ques’ils trouvaient cette petite…

– Ils l’étrangleraient en l’honneur ducrocodile vert.

Ce récit était si bizarre que quelquesmurmures se firent entendre.

– Le Matelot nous fait un conte dugaillard d’avant, dirent plusieurs voix.

– Il planche, fit lePâtissier.

– Je vas toujours remettre son corset àla petite, ajouta la Chivotte. Je ne suis pas précisément bonnefille, on le sait, mais j’aime autant qu’on ne me l’étrangle pas.J’ai idée qu’elle me rapportera de l’argent.

Le Matelot dit d’un ton d’humeur :

– On vous en fichera des histoires et deslégendes, pour que vous n’y croyiez pas, tas d’escarpes et degourgandines !

Et il regagna le coin où il était couché toutà l’heure, s’enterra dans la paille et grommela un rauquebonsoir la compagnie.

Alors le Pâtissier cligna de l’œil enregardant la Chivotte.

Celle-ci s’approcha.

Le Pâtissier colla ses lèvres à l’oreille dela fille de mauvaise vie :

– Vrai, dit-il, tu en es bien sûre,Rocambole est de la rousse ?

– Tout ce qu’il y a de plus mouchard.

– Ta parole ?

– Foi de voleuse, dit-elle.

– Et tu le hais ?

– Je mangerais sa cervelle au beurre noiret ses rognons sautés, dit l’horrible créature.

– Veux-tu que nous nousvengions ?

– Je ne demande pas mieux, maiscomment ?

– Te connaît-il ?

– Je le connais, moi, parce qu’on me l’amontré ; mais je ne crois pas qu’il me connaisse defigure.

– C’est bon.

– Mais c’est un homme de force à enfoncerle grand dab de la Cigogne, murmura la Chivotte avec un sentimentd’effroi.

– Bah ! je l’enfoncerai, moi.

– Comment ça ?

– Je te conterai la chose.

Et le Pâtissier se coucha auprès de laChivotte.

La petite fille s’était endormie.

L’ange sommeillait sous la garde desdémons.

**

*

Au petit jour, le garni qui avait fait silencequelques heures, se reprit à bourdonner comme une ruche au soleillevant.

Chacun partit au travail,c’est-à-dire chacun reprit sa profession de voleur ou de filou.

La Chivotte et le Pâtissier sortirent desderniers.

– Tu as bien compris, n’est-ce pas ?disait celui-ci.

– Parfaitement.

– À ce soir ?

– À ce soir.

– Je crois que Rocambole va en voir dedures, murmura le Pâtissier.

– Je le crois aussi.

– Et, reprit le chef de bande endisponibilité d’emploi, je vais m’arranger pour avoir du renfort àl’Arlequin, ce soir.

– Bonne chance ! dit la Chivotte quiportait toujours la jolie petite fille sur ses épaules.

Ils cheminèrent ainsi jusqu’à l’angle de larue des Moineaux.

Là, ils se séparèrent en répétant tousdeux :

– À ce soir !

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