Le Dernier mot de Rocambole – Tome I

Chapitre 44

 

La lumière éteinte, le feu projeta cependantune certaine clarté dans la chambre.

À cette clarté, il eût été facile dereconnaître l’homme déguisé en colporteur que milady avait vu lematin et à qui elle avait donné le nom de Franz.

L’Allemand dit :

– Ne viens-je pas trop tard ?

– Non, répondit milady. Il n’est pasminuit. Jamais le spectre n’arrive avant cette heure.

À la faible lueur qui s’échappait du foyer,Franz jeta un regard autour de lui.

– Où me cacher ? fit-il.

– Là, derrière les rideaux du lit, ditmilady dont la voix redevenait tremblante.

– Madame, reprit Franz, qui, toutaussitôt, se dissimula derrière les draperies indiquées, il estpossible que vous ayez réellement affaire à un spectre, ce que jene crois guère, du reste, mais il est possible aussi que ce spectresoit en chair et en os…

– Oh ! fit milady, dont l’œilétincela de colère.

– Si cela était, poursuivit Franz, ilserait possible aussi que j’engageasse une lutte avec lui.

– Es-tu armé ?

– J’ai un poignard. De plus, je suisrobuste. Mais il faut prévoir le cas improbable où j’aurais besoinde votre secours. Par conséquent, glissez-vous sous vos couverturessans vous déshabiller.

Milady suivit le conseil de Franz.

– Maintenant, attendons… dit cedernier.

Le silence régna dès lors dans la chambre.

Cependant, au bout de quelques minutes, Franz,qui n’était séparé du chevet de milady que par un rideau, se baissaet lui dit :

– Depuis combien de temps êtes-vous lavictime du spectre ?

– Depuis six ans environ, réponditmilady.

– Où vous est-il apparu pour la premièrefois ?

– À Glasgow, dans cette vieille maison…tu sais ?…

– Oui, murmura Franz d’une voix sourde.Et puis ?

– Et puis à Londres.

– Et vous dites que c’est bien votrepère ?

– Oh ! sans nul doute… c’est bienlui… avec ses cheveux blancs…, son habit rouge… sa grande taille unpeu voûtée…

– Milady, reprit Franz, savez-vous qu’ily a vingt ans que votre père est mort ?… C’est le 21 novembre184…

– Tais-toi ! murmura lachâtelaine.

– Il y en a vingt-quatre que vous nel’avez vu, continua Franz. Pensez-vous donc que votre mémoire, sifidèle qu’elle soit, puisse se rappeler ses traits aussiexactement ?…

– Je te dis que le spectre a bien levisage de mon père…

– Ah !

– C’est de plus sa voix, son geste.

– Bien, dit Franz. Nous verrons…

Et comme il prononçait tout bas ces paroles,un bruit, auquel sans doute milady était depuis longtempsaccoutumée, se fit dans l’éloignement.

– Silence ! dit-elle, voilà lespectre !…

Et elle se prit à trembler sous sescouvertures, en dépit des paroles sceptiques de Franz.

Ce bruit que milady venait d’entendre était unsoupir.

Franz prêta l’oreille.

Le soupir devint un sanglot.

Puis ce sanglot fut accompagné d’uncliquetis.

C’était les chaînes du spectre qui seheurtaient.

Cliquetis et sanglots devinrent plusdistincts, à mesure que le spectre approchait.

Milady cacha sa tête sous ses draps et murmurad’une voix étouffée :

– Entends-tu ?

– Parfaitement, mais silence !répondit Franz.

Le spectre était maintenant dans le corridoret sanglotait bruyamment, tandis que ses chaînes faisaient untapage d’enfer.

Il s’arrêta à la porte de la chambre, mais iln’entra point sur-le-champ.

Les sanglots firent place à des parolesdistinctes.

– Mon Dieu ! disait-il, nem’accorderez-vous donc point le repos ? et faudra-t-il quechaque nuit je sorte de ma tombe pour venir essayer d’attendrir lecœur de roche de la parricide. Ni les prières, ni les menaces nel’ont touchée jusqu’ici. Elle ne craint rien, elle vous nie, ô monDieu ! Grâce ! grâce !

Et sur ces mots, il ouvrit brusquement laporte et entra.

Franz avait eu le temps de glisser ces mots àmilady :

– Vous vous trompez, madame, cette voixressemble à celle de votre père, mais ce n’est pas la sienne.

Le spectre vit un peu de feu dans la cheminéeet il s’en approcha :

– J’ai froid ! dit-il.

Franz, immobile derrière les rideaux, le vits’accroupir devant le foyer d’où s’échappait un reste deflamme.

C’était bien le fantôme décrit par milady.

Visage pâle, cheveux blancs, habit rouge decommodore, des chaînes aux pieds et aux mains.

Mais l’Allemand ne trembla point et ses dentsne se prirent pas à claquer d’épouvante comme celles de milady.

Le spectre demeura un moment accroupi devantle feu.

Puis il se releva et ses chaînes seheurtèrent.

– Miss Ellen ? dit-il.

Milady murmura d’une voix mourante :

– Que me voulez-vous encore ?

– Je veux que tu restitues le bien volé,parricide ! s’écria le spectre d’une voix tonnante.

Et il marcha vers le lit.

Milady ne répondit pas.

Le spectre dit encore :

– Te souviens-tu de Glasgow ?

– Grâce ! grâce ! ditmilady.

– Te souviens-tu de ta sœur ?

– Grâce !… par pitié…

– Rendras-tu le bien volé ? continuale spectre, en s’avançant menaçant vers le lit et en secouant seschaînes avec fureur.

– Mais à qui donc voulez-vous que je lerende ? demanda milady.

– À l’enfant de ta sœur.

– Et si cette enfant est morte ?

– Elle vit, répondit le spectre, et je tedirai où elle est.

– Mais faudra-t-il donc que je dépouillemon fils ? reprit milady d’une voix suppliante.

– Oui, car ton fils est l’enfant ducrime !

Milady ne s’était point dressée haletante,comme à l’ordinaire, sur son séant.

Le spectre appuya sa main osseuse sur lacourtine du lit.

– Miss Ellen, dit-il encore, si tu nerestitues le bien volé, il ne profitera point à ton fils.

– Que dites-vous ? s’écria-t-elleavec un redoublement d’angoisse et d’épouvante.

– Non, poursuivit le spectre, car ilmourra.

Milady jeta un cri.

Le spectre dit encore :

– Il mourra… la nuit de ses noces… auprèsde sa jeune femme endormie…

– Grâce ! grâce ! exclamamilady en se tordant les mains.

Mais soudain, une voix se fit entendre, – unevoix stridente, railleuse, inexorable comme une sentence sansappel :

– Tu mourras avant lui, misérableimposteur ! disait-elle.

Et Franz écarta brusquement les rideaux dulit, fit un bond et sauta à la gorge du spectre.

L’attaque fut si rapide, si inattendue, que lespectre n’eut pas le temps de reculer.

Les doigts crispés de Franz s’étaient, pourainsi dire, incrustés dans sa gorge.

Il poussa un cri et demanda grâce.

En même temps, quelque chose se détacha ettomba sur le parquet.

En même temps aussi, une dernière flamme plusvive couronna les derniers tisons du feu et éclaira toute lachambre.

L’objet qui venait de tomber était unmasque.

Un masque en cire merveilleusement modelé etreprésentant à s’y méprendre les traits d’un vieillard.

Et la flamme, en projetant sa clarté sur lemasque, permit de voir, du même coup, le vrai visage du prétenduspectre.

Et milady, qui s’était élancée hors du lit,murmura avec stupeur :

– Bob !

Elle venait de reconnaître dans ce fantôme quila poursuivait depuis si longtemps, et jetait l’épouvante dans savie, son intendant fidèle, maître Bob, son complice d’autrefois,l’homme qui se vantait de ne croire ni à la Providence, ni à sesterribles châtiments.

Franz avait terrassé le spectre.

Il lui avait mis un genou sur la poitrine et,son bras armé d’un poignard, il allait frapper lorsque miladyl’arrêta.

Milady ne tremblait plus que de colère.

Elle alla vers la cheminée et ralluma lesflambeaux.

Puis, se tournant vers Franz qui continuait àtenir Bob immobile sous lui :

– Avant que cet homme ne meure, dit-elle,il faut qu’il nous fasse sa confession tout entière !

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