Le Dernier mot de Rocambole – Tome I

Chapitre 3

 

En quittant Hyde-Park, sir George Stowe avaitreconduit son cheval au manège.

Puis il était allé dans Pall-Mall, à son clubordinaire.

Le club était plein de monde.

Une forte partie de whist était engagée entrelord C…, le vicomte J… et le baronnet sir Charles A…

Une somme considérable se trouvait sur latable.

Les parieurs étaient nombreux.

Personne ne fit attention à sir GeorgeStowe.

Personne, hormis un jeune homme qui quittatout aussitôt sa place et vint à lui.

Ce jeune homme, quoique blond, avait le visagebronzé par le soleil des latitudes torrides.

C’était un capitaine de cipayes qui avaitpassé à Londres un congé de quelques mois et avait annoncé sonprochain départ pour les Indes, la veille.

On l’appelait le baronnet Nively.

Sir James Nively était le fils d’un Anglais etd’une Indienne.

Son père était mort alors qu’à peine ilsortait du berceau.

Sir James avait été élevé par sa mère.

Lui et sir George Stowe échangèrent un regardrapide.

Sir George comprit que le baronnet Nivelyavait quelque chose de fort important à lui dire.

– Sir James, lui dit-il, voulez-vousfaire une partie ?

– Volontiers, répondit le baronnet.

Un valet apporta des cartes et ilss’installèrent dans un salon voisin qui se trouvait désert, car lagrosse partie de whist réunissait tous les curieux et tous lesparieurs.

Sir George battit les cartes, le valets’éloigna.

Alors sir George adressa à sir James Nively laparole en indien.

Sir James répondit :

– Maître, il y a du nouveau.

– Ah ! dit sir George.

– Lumière, reprit sir Jamestémoignant tout de suite à son partenaire un profond respect, tu asun traître dans ta maison.

– Tu veux parler de Gurhi ? ditvivement sir George Stowe.

– Non, je parle de ton valet John.

– Qu’a-t-il donc fait ? demanda sirGeorge Stowe dont le visage se colora légèrement.

– Il t’a trahi.

– Comment ?

– Écoute…

Et sir James, d’un coup d’œil rapide s’assuraque nul ne pouvait les entendre, puis il continua :

– Tu aimes miss Cécilia ?

– Non, mais je veux l’épouser.

– C’est ce que je voulais dire. MissCécilia a des millions. Il nous faut beaucoup d’argent pour lacause que nous servons, n’est-ce pas ?

– Après ? dit sir George avec unsigne de tête affirmatif.

– Miss Cécilia a été demandée en mariagepar tous les fils d’Angleterre.

– Je le sais.

– Mais elle t’aime, et c’est ce qu’on nete pardonne pas. Un homme a gagné ton valet, il a pénétré dans tamaison, il est monté sur le toit, il a pu te voir dans ta pagode,parlant à l’âme sainte de ton père.

Sir George Stowe pâlit.

– Quel est cet homme, que je letue ! dit-il.

– Attends, Lumière, reprit sirJames Nively. Cet homme est venu ici hier, et il nous a raconté, àsir Arthur Newil et à moi, ce qu’il avait vu.

– Sir Arthur Newil ?

– Oui.

– Le cousin de miss Cécilia ?

– Précisément.

Une écume blanche frangea les lèvres de sirGeorge Stowe.

– Quel est cet homme ? dit-il.

– On le nomme sir Ralph Ounderby.

– Bien, je le tuerai.

– C’est inutile.

– Pourquoi ?

– Mais, dit sir James Nively, simplementparce que je suis sorti avec lui, que je l’ai conduit jusqu’à saporte… je l’ai étranglé. Il ne parlera plus…

Le visage assombri de sir George Stowe sedérida.

– J’ai donné des ordres…

Un sourire glissa sur les lèvres de sirGeorge.

– Tu crois donc que je ne le rencontreraipas ce soir chez miss Cécilia ?

– Cela m’étonnerait, dit sir JamesNively, souriant à son tour.

– C’est bien, dit GeorgeStowe.

Et il se leva.

– Où vas-tu, Lumière ?demanda le capitaine de cipayes.

– Châtier l’homme qui m’a trahi.

– J’ai pensé à son châtiment.

– Ah ! voyons ?

– Je vais rentrer chez moi. Tu sais quej’habite une maison isolée dans Saint-James-Square ?

– Oui.

– Dans la cour de la maison il y a unpuits très profond.

– Je comprends.

– Tu vas m’envoyer le traître, sous unprétexte quelconque, dit sir James Nively. Je m’en charge, il nemontrera plus à personne le chemin du toit.

Sir George Stowe tira sa montre, il était septheures.

– Allons dîner, dit-il.

Et il se leva et sir James Nively lesuivit.

Ils dînèrent au club ; puis ils sortirentà pied.

– Lumière, dit sir James, jerentre chez moi, tu peux m’envoyer John.

– Avant de nous séparer, dit sir George,apprends-moi quels ordres tu as donnés concernant cet imbéciled’Arthur Newil.

– J’ai pris des renseignements sur lui cematin. Sir Arthur a une maîtresse.

– Où cela ?

– Dans White-Chapel. Quand je dis qu’il aune maîtresse, je le suppose. Tout ce que je sais, c’est que chaquesoir, en quittant les bureaux de l’amirauté il se rend dans cetaffreux quartier.

On le suivra ce soir, si la chose n’est faitedéjà, et il sera étranglé à l’angle d’une rue.

– C’est bien, dit froidement sir GeorgeStowe.

Il serra la main de son mystérieux lieutenant,et ils se séparèrent.

Et George Stowe rentra chez lui.

John, son unique valet, prévenu que son maîtrerentrerait s’habiller de bonne heure, attendait sur sa banquette,dans l’antichambre.

L’Anglo-Indien ne fronça pas le sourcil, nelaissa percer sur son visage aucune irritation et se borna à direau valet qui l’avait trahi :

– John, je viens de perdre cent guinéescontre le baronnet sir James Nively. Le connais-tu ?

– Oui, Votre Honneur.

– Le baronnet demeure dansSaint-James-Square. Tu vas aller lui porter les cent guinées. Lesdettes de jeu se payent sur-le-champ.

En même temps l’Anglo-Indien entra dans unpetit salon qui se trouvait au rez-de-chaussée, ouvrit unsecrétaire, y prit un portefeuille et en tira une banknote de centguinées.

Puis il l’enferma dans une enveloppe et latendit à John.

John la prit et s’en alla ne se doutant pas,le malheureux ! que c’était son arrêt de mort qu’ilportait…

John parti, sir Georges Stowe monta dans sachambre et se mit en devoir de procéder à sa toilette du soir.

Mais à peine commençait-il, qu’un violent coupde sonnette se fit entendre.

Une main fiévreuse, agitée, féminine sansdoute, avait tiré le cordon.

Sir George Stowe qui s’était déjà enveloppédans une ample robe de chambre à ramages, descendit ouvrir.

Puis, la porte ouverte, il recula étonné et leflambeau qu’il tenait échappa à sa main.

Une jeune femme drapée dans un grand manteauétait sur le seuil.

C’était miss Cécilia.

– Vous, miss, vous ! dit sir GeorgeStowe.

– Moi, dit-elle.

Et elle entra dans le jardin rempli d’ombre etde mystère depuis que le flambeau s’était éteint.

Sir George voulut la prendre par la main.

Elle le repoussa et lui dit d’une voix émue,mais dans laquelle perçait, néanmoins, un accent d’une énergieindomptable :

– Je viens rendre visite au petit poissonrouge qu’habite l’âme de votre père.

Et elle marcha résolument vers la maison,tandis que sir George Stowe demeurait cloué au sol et commepétrifié…

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