Le Dernier mot de Rocambole – Tome I

Chapitre 22

 

Gipsy était libre de ses mouvements.

Sir Arthur Newil, au contraire, avait lesjambes attachées et les mains liées derrière le dos.

Tout homme a une heure d’héroïsme et une heurede lâcheté dans sa vie.

L’heure de lâcheté était venue pour sir ArthurNewil.

Il avait peur de la mort !

Peut-être n’eût-il point tremblé à la bouched’un canon ou devant la hache du bourreau…

Mais cette mort épouvantable par le feu quilui était promise jetait l’épouvante en son âme, à ce point que sonamour pour Gipsy s’était évanoui tout à coup.

D’abord, couché sur le sol de la pagode, seroulant avec rage, il continua à accabler d’injures cette femmequ’il avait tant aimée…

Puis, à cette animation succéda un désespoirmorne et silencieux.

La lampe unique placée devant la monstrueusestatue continuait à projeter une lueur douteuse et presquesépulcrale autour d’elle. Quand il se fut calmé, sir Arthur Newilregarda autour de lui.

Les peintures mal éclairées avaient un aspectfantastique.

Comme il était couché sur le dos, sir ArthurNewil avait les yeux en l’air et il regardait la voûte de lapagode.

Il lui sembla alors que la statue colossale dela déesse Kâli se rapprochait de cette voûte, assez pour qu’unhomme qui se fût tenu debout sur sa tête eût pu l’atteindre.

Et verticalement au-dessus de la statue, sirArthur remarqua une ouverture, destinée sans doute à éclairer lapagode durant le jour.

Le condamné dont les heures sont comptéesconserve jusqu’à la dernière minute un vague espoir dedélivrance.

Sir Arthur, chez lequel une réaction s’étaitfaite, eut soudain l’espoir de fuir par cette ouverture.

Escalader le monstre, se glisser sur sa têtequi avait plus de trois pieds carrés de largeur, briser cettecoupole de nacre et monter sur le toit de la pagode, tout celaparut possible à sir Arthur.

Mais pour qu’un pareil plan pût être mis àexécution, il fallait que sir Arthur ne fût point garrotté comme ill’était.

Et cet homme que la peur de la mort avaitrendu lâche, cet homme qui avait outragé Gipsy, la femme qui, paramour pour lui, avait joué sa vie et l’avait perdue, cet homme futplus lâche encore…

Il eut recours à elle.

Gipsy, à demi morte, brisée de douleur, étaitaffaissée au pied de la statue.

Gipsy trouvait que les bourreaux étaient lentsà venir et à dresser le bûcher.

Gipsy avait dans le cœur une douleur sansbornes et une honte immense.

Elle rougissait d’avoir aimé sir Arthur Newil,comme il avait rougi naguère en apprenant qu’elle étaitbohémienne.

Il tourna les yeux vers elle, et il n’eutpoint pitié de cette attitude brisée.

Cet homme voulait vivre, – vivre à toutprix.

– Gipsy ! dit-il tout bas.

Elle ne lui répondit pas.

– Gipsy, répéta-t-il en élevant lavoix.

Cette fois, elle tressaillit, leva la tête ettourna vers lui un regard atone et sans rayons.

– Gipsy, dit-il encore, es-tu doncrésignée à mourir, toi ?

Elle fit un signe de tête et reprit sonattitude désespérée.

– Cependant, si tu le voulais, nouspourrions nous sauver.

Le regard de Gipsy ne s’éclaira point ;elle se contenta de fixer sir Arthur avec indifférence.

– Oui, reprit celui-ci qui s’anima, si tule voulais… nous pourrions fuir…

– Comment ? dit-elle, comme si elleeût fait une question insignifiante.

– Regarde au-dessus de toi, reprit-il. Nevois-tu pas une coupole vitrée ?

– Je la vois, dit-elle.

– En montant sur ce monstre de pierre, onpourrait y atteindre.

– Ah ! fit-elle.

– Et si tu voulais me délier ?…

Sa voix était devenue suppliante comme leregard qu’il attachait sur cette femme que tout à l’heure ilinsultait.

Gipsy se leva et s’approcha de lui.

– Tournez-vous ! dit-elle.

Sir Arthur se coucha sur le ventre, et Gipsyput toucher ses mains liées derrière le dos.

Alors, la jeune fille, avec cette adresse quiest particulière aux femmes, se mit à dénouer un à un les liens desir Arthur.

Et celui-ci la laissait faire, et l’espoir dela vie le reprenait peu à peu.

Enfin, ses mains et ses bras furentlibres.

Alors il se débarrassa lui-même des entravesqu’il avait aux jambes.

Puis il se trouva sur ses pieds et maître detous ses mouvements.

Et un cri de joie lui échappa.

Gipsy s’était de nouveau couchée sur lesdalles et avait repris sa morne attitude.

Mais sir Arthur n’y prit pas garde.

Il était libre.

Et s’élançant vers la statue, il se mit àl’escalader avec l’énergie et l’adresse d’un clown.

Gipsy toujours affaissée le suivait duregard.

Il s’accrocha aux draperies de pierre quifiguraient la robe de la déesse ; il se hissa d’abord sur sesgenoux, puis sur un de ses bras, puis il entoura le cou de sesmains crispées, et finit par atteindre la tête, en plaçant un deses pieds dans la bouche du monstre.

Enfin, par un dernier effort, il se trouvadebout sur la tête de la déesse.

Et, se dressant, il atteignit de ses deuxmains la coupole vitrée.

Chaque vitre était enchâssée dans un cadre defer, et assez grande pour que, une fois brisée, un homme pût passerau travers.

L’instinct de la conservation donne aux hommesles plus ordinaires une énergie et une intelligence peucommunes.

Une fois là, sir Arthur comprit que le moindrebruit pourrait le perdre.

Et le bris d’une glace ferait sans doute untapage que répercuteraient en le multipliant tous les échos de lapagode.

Il avait au doigt une bague.

Cette bague était ornée d’un magnifiquesolitaire taillé à facettes.

Sir Arthur ôta sa bague et se servit de sondiamant pour couper une des vitres.

Gipsy entendit un tout petit bruit sec.

La vitre était détachée.

Alors, sir Arthur lui cria :

– Viens ! suis-moi…

Et il se cramponna à l’un des barreaux de feret se hissa jusqu’à l’ouverture qu’il venait de pratiquer.

Mais Gipsy ne bougea point.

– Tu ne veux donc pas fuir ?répéta-t-il.

Elle secoua la tête sans répondre.

Sir Arthur devait être lâche jusqu’au bout. Iln’hésita point, se hissa jusqu’à la coupole et, comme un gymnastequi monte au trapèze, il disparut par le trou laissé par la vitreabsente.

Alors, Gipsy détourna la tête etmurmura :

– Quand donc les bourreauxviendront-ils ?

**

*

Cependant, sir Arthur Newil était monté sur letoit de la pagode.

Le jour venait. À sa lueur naissante, sirArthur put reconnaître le lieu où il se trouvait.

Il était à Hampstead.

Londres s’étalait au loin sous ses pieds.

Autour de la pagode s’étendait le jardinplanté de grands arbres que Gipsy avait traversé, conduite par lafemme aux bracelets d’or.

Un de ces arbres montait contre le bâtiment ettouchait aux toits.

Le jardin était désert.

Cet arbre était la voie du salut, et sirArthur se laissa glisser le long des branches et toucha le sol.

Escalader ensuite la grille et sauter dans larue n’était plus qu’un jeu pour un homme qui ne voulait pas êtrebrûlé vif.

Une fois dans les rues de Hampstead, sirArthur n’avait qu’à courir chez le coroner et lui dénoncer sirGeorge Stowe.

Mais, en faisant cela, il sauvait Gipsy…

Et alors seulement sir Arthur Newil s’aperçutqu’il avait été lâche !…

Et il eut peur de se retrouver face à faceavec la bohémienne et de rougir devant elle…

Et sir Arthur, abandonnant Gipsy, prit lafuite dans la direction de Londres.

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