Le Dernier mot de Rocambole – Tome I

Le Dernier mot de Rocambole – Tome I

de Pierre Ponson du Terrail

Partie 1
LES RAVAGEURS

Chapitre 1

Paris a des nuits effrayantes de silence et d’obscurité. Le brouillard estompe les toits, une pluie fine rend le pavé glissant, le vent courbe la flamme des réverbères, et la Seine coule silencieuse entre ses deux rives de pierres.

Nul passant sur les quais, nulle voiture sur les ponts.

La grande ville se tait, les honnêtes gens ont fermé leurs portes, le monde des voleurs respire et s’apprête à ses expéditions ténébreuses.

Qu’importe que le boulevard vive encore à une heure du matin, tout resplendissant des lumières de sa guirlande de cafés bruyants ?

De ce côté-ci, au bord de l’eau, le silence est si grand qu’on dirait une nécropole.

Il est un endroit sinistre où un des bras de la Seine étranglé entre deux hautes murailles, passe avec des tentations vertigineuses pour ceux qui songent au suicide.

Canal plutôt que fleuve, eau dormante qui bouillonnait en amont et reprendra son cours rapide en aval, la Seine semble s’arrêter noire, profonde, mystérieuse, avec des secrets de mort étranges, entre les deux bâtiments de l’Hôtel-Dieu.

Accoudez-vous un peu sur le parapet du pont de la Cité ou du pont de l’Archevêché ; regardez-la couler entre ces deux asiles de souffrance, cette eau qui redeviendra limpide et bleue, là-bas, au delà des coteaux de Sèvres et de Saint-Cloud, et sa tranquillité sombre vous donnera le frisson.

Vous qui cherchez l’oubli dans la mort, venez là : vous qui hésitez à quitter la vie, venez encore. La folie du suicide vous montera au cerveau, après dix minutes de contemplation.

Or, par une de ces nuits dont nous parlionstout à l’heure, un immense radeau, un train de bois, comme on dit,passait au fil de l’eau entre ces deux arches funestes, du pont dela Cité et du pont de l’Archevêché.

Trois hommes assis à l’avant causaient toutbas.

Un quatrième, à l’arrière du train, manœuvraitun gouvernail primitif fait avec une longue poutre.

– Quel temps de chien ! disait undes flotteurs, en se frottant vigoureusement les bras et les mainspour se réchauffer.

– Ma peau de bique est traversée, dit lesecond.

– Et dire, murmura le troisième, que nousne serons pas au cabaret de la mère Camarde, à l’enseigne del’Arlequin, avant deux heures du matin ! J’ai unesoif d’enfer.

– Qui t’empêche de boire un coup ?dit le premier en riant. La grande tasse est pleine… et c’est del’eau douce, encore.

– Merci ! je n’en use pas. Je n’aibu de l’eau qu’une fois, et ce n’était pas de bonne volonté,camarade.

– Et quand donc ça, leNotaire ? demanda le premier flotteur.

– Quand j’étais là-bas…

Et il souligna le mot.

– Ah ! oui, au pré deToulon ?

– Justement, nous avions tenté de noussauver à la nage, un soir, mon camarade et moi : il s’est noyéet moi on m’a repris.

– Ce qui ne t’a pas empêché defiler un peu plus tard.

– Naturellement.

Celui des flotteurs qui s’était plaint que sapeau de bique était toute mouillée, et qui, à l’accent frais etsonore de sa voix, paraissait être un jeune homme, dit avec uncertain enthousiasme :

– C’est égal, je ne craindrais pas lebagne, moi !

– Ça vaut mieux que la Centraletoujours ; j’y ai fait deux ans, je sais ce que c’est, dit lesecond.

Celui qui venait de Toulon reprit :

– Tu es jeune toi,Marmouset : quêque t’as ?

– Dix-neuf ans.

– Tu as le temps de voir ça et decomparer.

Et l’ex-forçat se mit à rire.

Mais le premier des trois flotteurs, celui quidisait avoir fait deux ans de Centrale, ne partagea pas cettehilarité.

Il avait les yeux en l’air et regardait lepont de la Cité dont le radeau approchait lentement.

L’arche gigantesque se détachait aussi noireque de l’encre de Chine sur le ciel déjà noir.

Au-dessus et au milieu, comme un clocheton surla toiture d’une église, on voyait une silhouette d’une parfaiteimmobilité.

Était-ce un homme ? était-ce unpoteau ?

Voilà ce qu’il était impossible de dire.

– Qu’est-ce que tu regardes donc, laMort-des-braves ? demanda le flotteur qui avait connula vie du bagne.

Celui qui répondait à ce singulier nom étenditla main vers l’arche du pont.

– Je crois bien, dit-il, que voilà unhomme.

– Je parierais pour un réverbère quis’est éteint, dit Marmouset, car on avait ainsi surnommé legamin.

– Imbécile ! dit le forçat, tu neconnais donc pas mieux ton Paris que ça ?

– Plaît-il ? fit le gamin piqué.

– Où sommes-nous ?

– En Seine donc !

– Oui, mais à quel endroit ?

– Auprès de Notre-Dame et del’Hôtel-Dieu.

– Eh bien ! tu devrais savoir qu’iln’y a pas de réverbère au milieu du pont de la Cité.

De plus en plus piqué, Marmousetrépondit :

– Comme vous le dites, j’ai le tempsd’apprendre.

La Mort-des-braves regardait toujours cettesilhouette immobile.

– J’ai idée, dit-il, que c’est un hommequi veut casser sa pipe et dévisser sonbillard.

Dans ce langage pittoresque du peuple deParis, ces deux images équivalent au verbe mourir.

– Si le cœur lui en dit, fit Marmousetfroidement. Peut-être que c’est pour un chagrin d’amour.

– À moins, ricana le forçat, que ce nesoit quelque banquier qui a mangé la grenouille de sesactionnaires.

– Ohé ! monsieur ! criaMarmouset, faut pas vous gêner… l’eau est bonne…

Mais comme le gamin parlait, et avant sansdoute que sa voix ne fût parvenue en haut du pont, la silhouetteavait fait un mouvement assez semblable à celui de la cheminée d’unbateau à vapeur passant sous un pont.

Puis quelque chose de noir avait tourbillonnédans l’air.

Puis encore l’eau tranquille avait été frappéepar quelque chose qui tombait, et s’était entr’ouverte, gouffreperfide, pour engloutir sa victime.

– Ça y est, Marmouset, monsieur estservi.

Et il se mit à rire.

Mais le quatrième flotteur, celui qui était àl’arrière et qui ne s’était point mêlé à la conversation, jeta uncri, abandonna la barre et tomba à l’eau.

– Bon ! dit la Mort-des-braves,qu’est-ce qu’il va donc faire celui-là ?

– Il va le repêcher donc !

– L’imbécile ! dit l’ex-forçat.

Marmouset fit un porte-voix de ses deux mainset cria :

– Hé ! l’Étourneau, si tu lerepêches vivant, tu n’auras que quinze francs ; noie-le, c’estdix francs de plus.

Le flotteur à qui on venait de donnerl’épithète de l’Étourneau était un vigoureux jeune hommede vingt-sept à vingt-huit ans, nageur intrépide, pour qui la Marnen’avait ni trahisons, ni mystères.

Il fendit l’eau, et se dirigea avec le calmeet la précision d’un chien de Terre-Neuve vers l’endroit qu’il nevoyait pas, tant la nuit était sombre, mais où il entendait unsourd clapotement.

L’homme qui s’était volontairement jeté àl’eau avait été au fond tout d’abord.

Mais la nature avait repris ses droits.

Instinctivement, cet homme, qui savait nager,était remonté à la surface.

Et alors une lutte s’était engagée.

Une lutte terrible, acharnée, féroce entrel’âme qui voulait quitter la vie, et le corps qui ne voulait pasmourir.

Pendant ce temps, le flotteur l’Étourneauarrivait et saisissait le noyé par les cheveux.

Le noyé commençait à disparaître : –l’âme avait vaincu le corps.

Et Marmouset criait toujours.

– Mais noie-le donc, imbécile !c’est dix francs de plus.

Le radeau qui suivait le fil de l’eau, fortcalme en cet endroit, était encore à vingt brasses du pont.

Le flotteur, qui s’était bravement dévoué poursauver la vie à un de ses semblables, l’avait donc dépassé de toutela vitesse que peut déployer un vigoureux nageur.

Ceux qui étaient restés sur le radeau,c’est-à-dire Marmouset, la Mort-des-braves et le forçat ne voyaientrien ; mais ils entendaient le bruit d’une lutte.

C’était maintenant contre son sauveur que sedébattait le noyé.

– Ma foi ! dit la Mort-des-braves,ça vaut la peine d’être vu, ça. On peut bien rallumer lefanal ; pour deux liards de chandelle, on n’en mourra pas.

Il y avait à l’avant du train de bois unelanterne que les flotteurs n’allumaient que sur les canaux etlorsqu’ils arrivaient aux écluses ; hors de là, ils aimaientmieux suivre le courant dans les ténèbres.

Les ténèbres convenaient mieux à leurs mœurset à leurs habitudes.

La Mort-des-braves battit le briquet, allumala lanterne, et la lanterne projeta sa lueur en avant du train debois.

Alors les trois flotteurs aperçurent leurcompagnon qui essayait de se débarrasser des terribles étreintes del’homme qui se noyait, et de le repêcher sans se noyerlui-même.

Et soudain, l’homme qui avait été au bagnepoussa un cri :

– C’est LUI !

Puis il se jeta à l’eau, comme avait faitl’Étourneau pour aller au secours de l’homme qui se noyait…

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