Le Roman d’un enfant

X

Au-dessus de chez la pauvre vieille grand-mèrequi chantait la Marseillaise, au second étage, dans la partie denotre maison qui donnait sur des cours et des jardins, habitait magrand-tante Berthe. De ses fenêtres, par-dessus quelques maisons etquelques murs bas garnis de rosiers ou de jasmins, on apercevaitles remparts de la ville, assez voisins de nous avec leurs arbrescentenaires et au delà, un peu de ces grandes plaines de notrepays, qu’on appelle des prées, qui l’été se couvrent de hautsherbages, et qui sont unies, monotones comme la mer voisine.

De là-haut, on voyait aussi la rivière. Auxheures de la marée, quand elle était pleine jusqu’au bord, elleapparaissait comme un bout de lacet argenté dans la prée verte, etles bateaux, grands ou petits, passaient dans le lointain sur cemince filet d’eau, remontant vers le port ou se dirigeant vers lelarge. C’était du reste notre seule échappée de vue sur la vraiecampagne ; aussi ces fenêtres de ma grand-tante Berthe avaientelles pris, de très bonne heure, un attrait particulier pour moi.Surtout le soir, à l’heure où se couchait le soleil, dont on voyaitde là si bien le disque rouge s’abîmer mystérieusement derrière lesprairies… Oh ! ces couchers de soleil, regardés des fenêtresde tante Berthe, quelles extases et quelles mélancolies quelquefoisils me laissaient, les couchers de l’hiver qui étaient d’un rosepâle à travers les vitres fermées, ou les couchers de l’été, ceuxdes soirs d’orage, qui étaient chauds et splendides et qu’onpouvait contempler longuement, en ouvrant tout, en respirant lasenteur des jasmins des murs… Non, bien certainement, il n’y a plusaujourd’hui des couchers de soleils comme ceux-là… Quand ilss’annonçaient plus spécialement magnifiques ou extraordinaires, etque je n’y étais pas, tante Berthe, qui n’en manquait pas un,m’appelait en hâte : « Petit !… petit !… viensvite ! » D’un bout à l’autre de la maison, j’entendaiscet appel et je comprenais ; alors je montais quatre à quatre,comme un petit ouragan dans les escaliers ; je montaisd’autant plus vite, que ces escaliers commençaient à se remplird’ombre et que déjà, dans les tournants, dans les coinss’esquissaient ces formes imaginaires de revenants ou de bêtes qui,la nuit, manquaient rarement de courir après moi sur les marches, àma grande terreur…

La chambre de ma grand-tante Berthe étaitégalement très modeste, avec des rideaux de mousseline blanche. Lesmurs, tapissés d’un papier à vieux dessins du commencement de cesiècle, étaient ornés d’aquarelles, comme chez grand-mère d’en bas.Mais ce que je regardais surtout, c’était un pastel représentant,d’après Raphaël, une Vierge drapée de blanc, de bleu et de rose.Précisément les derniers rayons du soleil l’éclairaient toujours enplein (et j’ai déjà dit que l’heure du couchant était parexcellence l’heure de cette chambre-là). Or, cette Viergeressemblait à tante Berthe ; malgré la grande différence desâges, on était frappé de la similitude des lignes si droites et sirégulières de leurs deux profils.

À ce même second étage, mais du côté de larue, habitaient mon autre grand-mère, celle qui s’habillaittoujours en noir, et sa fille, ma tante Claire, la personne de lamaison qui me gâtait le plus. L’hiver, j’avais coutume de me rendrechez elles, en sortant de chez tante Berthe, après le soleilcouché. Dans la chambre de grand-mère, où je les trouvaisgénéralement toutes deux réunies, je m’asseyais près du feu, surune chaise d’enfant placée là à mon usage, pour passer l’heuretoujours un peu pénible, un peu angoissante du « chien etloup ». Après tous les remuements, tous les sauts de lajournée, cette heure grise m’immobilisait presque toujours surcette même petite chaise, les yeux très ouverts, inquiets, guettantles moindres changements dans la forme des ombres, surtout du côtéde la porte, entrebâillée sur l’escalier obscur. Évidemment, si onavait su quelles tristesses et quelles frayeurs les crépuscules mecausaient, on eût allumé bien vite pour me les éviter ; maison ne le comprenait pas, et les personnes, presque toutes âgées,qui m’entouraient, avaient coutume, quand le jour baissait, derester ainsi longtemps tranquilles à leurs places, sans éprouver lebesoin d’une lampe.

Quand la nuit s’épaississait davantage, ilfallait même que l’une des deux, grand-mère ou tante, avançât sachaise tout près, tout près, et que je sentisse sa protectionimmédiatement derrière moi ; alors, complètement rassuré, jedisais : « Raconte-moi des histoires de l’île, àprésent !… » L’« île », c’est-à-dire l’îled’Oléron, était le pays de ma mère, et le leur, qu’elles avaientquitté toutes les trois, une vingtaine d’années avant ma naissance,pour venir s’établir ici sur le continent. Et c’est singulier lecharme qu’avaient pour moi cette île et les moindres choses qui envenaient.

Nous n’en étions pas très loin, puisque, decertaine lucarne du toit de notre maison, on l’apercevait par lestemps clairs, tout au bout, tout au bout des grandes plainesunies : une petite ligne bleuâtre, au-dessus de cette autremince ligne plus pâle qui était le bras de l’Océan la séparant denous. Mais pour s’y rendre, c’était tout un voyage, à cause desmauvaises voitures campagnardes, des barques à voiles danslesquelles il fallait passer, souvent par grande brise d’ouest. Àcette époque, dans la petite ville de Saint-Pierre-d’Oléron,j’avais trois vieilles tantes, qui vivaient très modestement desrevenus de leurs marais salants, – débris de fortunes dissipées, –et de redevances annuelles que des paysans leur payaient encore ensacs de blé. Quand on allait les voir à Saint-Pierre, c’était pourmoi une joie, mêlée de toutes sortes de sentiments compliqués,encore à l’état d’ébauche, que je ne débrouillais pas bien.L’impression dominante, c’était que leurs personnes, l’austéritéhuguenote de leurs allures, leur manière de vivre, leur maison,leurs meubles, tout enfin datait d’une époque passée, d’un siècleantérieur ; et puis il y avait la mer, qu’on devinait toutautour, nous isolant ; la campagne encore plus plate, plusbattue par le vent ; les grands sables, les grandesplages…

Ma bonne était aussi de Saint-Pierre-d’Oléron,d’une famille huguenote dévouée de père en fils à la nôtre, et elleavait une manière de dire « dans l’île » qui me faisaitpasser, dans un frisson, toute sa nostalgie de là-bas.

Une foule de petits objets venus del’« île » et très particuliers avaient pris place cheznous. D’abord ces énormes galets noirs, pareils à des boulets decanon, choisis entre mille parmi ceux de la grande côte, polis etroulés pendant des siècles sur les plages. Ils faisaient partie dupetit train régulier de nos soirées d’hiver ; aux veillées, onles mettait dans les cheminées où flambaient de beaux feux debois ; ensuite on les enfermait dans des sacs d’indienne àfleurs, également venus de l’île, et on les portait dans les lits,où, jusqu’au matin, ils tenaient chauds les pieds des personnescouchées.

Et puis, dans le chai, il y avait desfourches, des jarres ; il y avait surtout une quantité degrandes gaules droites, en ormeau, pour tendre les lessives, quiétaient de jeunes arbres choisis et coupés dans les bois degrand-mère. Toutes ces choses jouissaient à mes yeux d’un rareprestige.

Ces bois, je savais que grand-mère ne lespossédait plus, ni ses marais salants, ni ses vignes ; j’avaisentendu qu’elle s’était décidée à les vendre peu à peu, pour placerl’argent sur le continent, et qu’un certain notaire peu délicatavait, par de mauvais placements, réduit à très peu de chose cetavoir. Quand j’allais dans l’île, quand d’anciens sauniers,d’anciens vignerons de ma famille, toujours fidèles et soumis,m’appelaient « notre petit bourgeois » (ce qui signifienotre petit maître), c’était donc par pure politesse et déférencede souvenir. Mais j’avais déjà un regret de tout cela ; cettevie passée à surveiller des vendanges ou des moissons, qui avaitété la vie de plusieurs de mes ascendants, me semblait bien plusdésirable que la mienne, si enfermée dans une maison de ville.

Les histoires de l’île, que me contaientgrand-mère et tante Claire, étaient surtout des aventures de leurenfance, et cette enfance me paraissait lointaine, lointaine,perdue dans des époques que je ne pouvais me représenter qu’à demiéclairées comme les rêves ; des grands-parents y étaienttoujours mêlés, des grands oncles jamais connus, morts depuis biendes années, dont je me faisais dire les noms et dont les aspectsm’intriguaient, me plongeaient dans des rêveries sans fin. Il yavait surtout un certain aïeul Samuel, qui avait vécu au temps despersécutions religieuses et auquel je portais un intérêt tout àfait spécial.

Je ne tenais pas à ce que ce fût varié, ceshistoires ; souvent même j’en faisais recommencer de déjàracontées qui m’avaient plus particulièrement captivé.

En général, c’étaient des voyages (sur cespetits ânes qui jouaient un rôle si important jadis dans la vie desbonnes gens de l’île), pour aller visiter des propriétés éloignées,des vignes, ou bien pour traverser les sables de la grandcôte ; ensuite, sur le soir de ces expéditions, sedéchaînaient des orages terribles, qui obligeaient à camper pour lanuit dans des auberges, dans des fermes…

Et quand mon imagination était bien tenduevers ces choses d’autrefois, dans l’obscurité tout à fait épaissiedont je n’avais plus conscience : drelin, drelin, la sonnettedu dîner !… Je me levais en sautant de joie.

Nous descendions ensemble, dans la salle àmanger, où je retrouvais toute la famille réunie, la lumière, lagaieté, et où je me jetais tout d’abord sur maman pour me cacher lafigure dans sa robe.

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