Le Roman d’un enfant

LVIII

Cependant, après ce pénible hiver passé sousla coupe du Bœuf Apis et du Grand-Singe, le printemps revintencore, très troublant toujours pour les écoliers, qui ont desenvies de courir, qui ne tiennent plus en place, que les premiersjours tièdes mettent hors d’eux-mêmes. Les rosiers poussaientpartout sur nos vieux murs ; ma chère petite cour devenait denouveau bien tentante, au soleil de mars, et je m’y attardaislonguement à regarder s’éveiller les insectes et voler les premierspapillons, les premières mouches.

Peau d’Âne même en était négligée.

On ne venait plus me conduire au collège nim’y chercher ; j’avais obtenu la suppression de cet usage, quime rendait ridicule aux yeux de mes pareils. Et souvent, pour m’enrevenir, je faisais un léger détour par les remparts tranquilles,d’où l’on voyait les villages et un peu des lointains de lacampagne.

Je travaillais avec moins de zèle que jamais,ce printemps-là ; le beau temps qu’il faisait dehors memettait la tête à l’envers.

Et une des parties où j’étais le plus nulétait assurément la narration française ; je rendaisgénéralement le simple « canevas » sans avoir trouvé lamoindre « broderie » pour l’orner. Dans la classe, il yen avait un qui était l’aigle du genre et dont on lisait toujours àhaute voix les élucubrations. Oh ! tout ce qu’il glissait làdedans de jolies choses ! (Il est devenu, dans un village demanufactures, le plus prosaïque des petits huissiers.) Un jour quele sujet proposé était : « Un naufrage », il avaittrouvé des accents d’un lyrisme !… et j’avais donné, moi, unefeuille blanche avec le titre et ma signature. Non, je ne pouvaispas me décider à développer les sujets du Grand-Singe : uneespèce de pudeur instinctive m’empêchait d’écrire les banalitéscourantes, et quant à mettre des choses de mon cru, l’idée qu’ellesseraient lues, épluchées par ce croque-mitaine, m’arrêtait net.

Cependant j’aimais déjà écrire, mais pour moitout seul par exemple, et en m’entourant d’un mystère inviolable.Pas dans le bureau de ma chambre, que souillaient mes livres et mescahiers de collège, mais dans le très petit bureau ancien quifaisait partie du mobilier de mon musée, existait déjà quelquechose de bizarre qui représentait mon journal intime, premièremanière. Cela avait des aspects de grimoire de fée ou de manuscritd’Assyrie ; une bande de papier sans fin s’enroulait sur unroseau ; en tête, deux espèces de sphinx d’Égypte, à l’encrerouge, une étoile cabalistique, – et puis cela commençait, tout enlongueur comme le papier, et écrit en une cryptographie de moninvention. Un an plus tard seulement, à cause des lenteurs que cescaractères entraînaient, cela devint un cahier d’écritureordinaire, mais je continuai de le tenir caché, enfermé sous clefcomme une œuvre criminelle. J’y inscrivais, moins les événements dema petite existence tranquille, que mes impressions incohérentes,mes tristesses des soirs, mes regrets des étés passés et mes rêvesde lointains pays…

J’avais déjà ce besoin de noter, de fixer desimages fugitives, de lutter contre la fragilité des choses et demoi-même, qui m’a fait poursuivre ainsi ce journal jusqu’à cesdernières années… Mais, en ce temps-là, l’idée que quelqu’unpourrait un jour y jeter les yeux m’était insupportable ; àtel point que, si je partais pour quelque petit voyage dans l’îleou ailleurs, j’avais soin de le cacheter et d’écrire solennellementsur l’enveloppe : « C’est ma dernière volonté que l’onbrûle ce cahier sans le lire. » Mon Dieu, j’ai bien changédepuis cette époque.

Mais ce serait beaucoup sortir du cadre de cerécit d’enfance, que de conter par quels hasards et par quelsrevirements dans ma manière, j’en suis venu à chanter mon mal et àle crier aux passants quelconques, pour appeler à moi la sympathiedes inconnus les plus lointains ; – et appeler avec plusd’angoisse à mesure que je pressens davantage la finale poussière…Et, qui sait ? en avançant dans la vie, j’en viendraipeut-être à écrire d’encore plus intimes choses qu’à présent on nem’arracherait pas, – et cela pour essayer de prolonger, au delà dema propre durée, tout ce que j’ai été, tout ce que j’ai pleuré,tout ce que j’ai aimé…

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