Le Roman d’un enfant

III

Après l’image ineffaçable laissée par cettepremière frayeur et cette première danse devant une flambéed’hiver, des mois ont dû passer sans que rien se gravât plus dansma tête. Je retombai dans cette demi-nuit des commencements de lavie que traversaient à peine d’instables et confuses visions,grises ou roses sous des reflets d’aube.

Et je crois que l’impression suivante futcelle-ci, que je vais essayer de traduire : impression d’été,de grand soleil, de nature, et de terreur délicieuse à me trouverseul au milieu de hautes herbes de juin qui dépassaient mon front.Mais ici les dessous sont encore plus compliqués, plus mêlés dechoses antérieures à mon existence présente ; je sens que jevais me perdre là dedans, sans parvenir à rien exprimer…

C’était dans un domaine de campagne appelé« la Limoise », qui a joué plus tard un grand rôle dansma vie d’enfant. Il appartenait à de très anciens amis de mafamille, les D***, qui, en ville, étaient nos voisins, leur maisontouchant presque la nôtre. Peut-être, l’été précédent, étais-jedéjà venu à cette Limoise, – mais à l’état inconscient de poupéeblanche que l’on avait apportée au cou. Ce jour dont je vais parlerétait certainement le premier où j’y venais comme petit êtrecapable de pensée, de tristesse et de rêve.

J’ai oublié le commencement, le départ, laroute en voiture, l’arrivée. Mais, par un après-midi très chaud, lesoleil déjà bas, je me revois et me retrouve si bien, seul au fonddu vieux jardin à l’abandon, que des murs gris, rongés de lierre etde lichen, séparaient des bois, des landes à bruyères, descampagnes pierreuses d’alentour. Pour moi, élevé à la ville, cejardin très grand, qu’on n’entretenait guère et où les arbresfruitiers mouraient de vieillesse, enfermait des surprises et desmystères de forêt vierge. Ayant sans doute franchi les buis debordure, je m’étais perdu au milieu d’un des grands carrés incultesdu fond, parmi je ne sais quelles hautes plantes folles, – desasperges montées, je crois bien, – envahies par de longues herbessauvages. Puis, je m’étais accroupi, à la façon de tous les petitsenfants, pour m’enfouir davantage dans tout cela qui me dépassaitdéjà grandement quand j’étais debout. Et je restais tranquille, lesyeux dilatés, l’esprit en éveil, à la fois effrayé et charmé. Ceque j’éprouvais, en présence de ces choses nouvelles, était encoremoins de l’étonnement que du ressouvenir ; la splendeur desplantes vertes, qui m’enlaçait de si près, je savais qu’elle étaitpartout, jusque dans les profondeurs jamais vues de lacampagne ; je la sentais autour de moi, triste et immense,déjà vaguement connue ; elle me faisait peur, mais ellem’attirait cependant, et, pour rester là le plus longtemps possiblesans qu’on vînt me chercher, je me cachais encore davantage, ayantpris sans doute l’expression de figure d’un petit Peau-Rouge dansla joie de ses forêts retrouvées.

Mais tout à coup je m’entendis appeler :« Pierre ! Pierre ! mon petit Pierrot ! »Et sans répondre, je m’aplatis bien vite au ras du sol, sous lesherbages et les fines branches fenouillées des asperges.

Encore : « Pierre !Pierre ! » C’était Lucette ; je reconnaissais biensa voix, et même, à son petit ton moqueur, je comprenais qu’elle mevoyait dans ma cache verte. Mais je ne la voyais point, moi ;j’avais beau regarder de tous les côtés : personne !

Avec des éclats de rire, elle continuait dem’appeIer, en se faisant des voix de plus en plus drôles. Où doncpouvait-elle bien être ?

Ah ! là-bas, en l’air ! perchée surla fourche d’un arbre tout tordu, qui avait comme des cheveux grisen lichen.

Je me relevai alors, très attrapé d’avoir étéainsi découvert.

Et en me relevant, j’aperçus au loin,par-dessus le fouillis des plantes agrestes, un coin des vieux murscouronnés de lierre qui enfermaient le jardin. (Ils étaientdestinés à me devenir très familiers plus tard, ces murs-là ;car, pendant mes jeudis de collège, j’y ai passé bien des heures,perché, observant la campagne pastorale et tranquille, et rêvant,au bruit des sauterelles, à des sites encore plus ensoleillés depays lointains.) Et ce jour-là, leurs pierres grises, disjointes,mangées de soleil, mouchetées de lichen, me donnèrent pour lapremière fois de ma vie l’impression mal définie de la vétusté deschoses ; la vague conception des durées antérieures àmoi-même, du temps passé.

Lucette D***, mon aînée de huit ou neuf ans,était déjà presque une grande personne à mes yeux : je nepouvais pas la connaître depuis bien longtemps, mais je laconnaissais depuis tout le temps possible. Un peu plus tard, jel’ai aimée comme une sœur ; puis sa mort prématurée a été unde mes premiers vrais chagrins de petit garçon.

Et c’est le premier souvenir que je retrouved’elle, son apparition dans les branches d’un vieux poirier.

Encore ne s’est-il fixé ainsi qu’à la faveurde ces deux sentiments tout nouveaux auxquels il s’est trouvémêlé : l’inquiétude charmée devant l’envahissante nature verteet la mélancolie rêveuse en présence des vieux murs, des chosesanciennes, du vieux temps…

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