Le Roman d’un enfant

XXXIX

C’était une grande joie quand, le jeudi soir,quelque orage terrible se déchaînait sur la Limoise, rendant leretour impossible.

Et cela arrivait ; on en avait vu desexemples ; je pouvais donc à la rigueur me bercer de cetteespérance, les jours où mes devoirs n’étaient pas finis…

(Car un professeur sans pitié avait inauguréles devoirs du jeudi ; il fallait maintenant traîner avec soilà-bas des cahiers, des livres ; mes pauvres journées de pleinair en étaient tout assombries.) Or, un soir que l’orage désiréétait venu avec une violence superbe, vers huit heures nous noustenions, Lucette et moi, pas trop rassurés, dans le grand salonsonore, aux murs un peu nus ornés seulement de deux ou troisbizarres vieilles gravures dans de vieux cadres ; elle,mettant la dernière main à une réussite, sous les regards de samaman ; moi, jouant en sourdine un rigaudon de Rameau sur unpiano de campagne aux sons vieillots, et trouvant délicieuse cettemusiquette du temps passé, ainsi mêlée au fracas lourd des grandscoups de tonnerre…

La réussite finie, Lucette feuilleta mescahiers de devoirs qui traînaient sur une table, et après avoir,d’un clignement d’yeux, constaté pour moi seul que je n’avais rienfait, me dit tout à coup : « Et ton Histoire de Duruy, oùl’as-tu mise ? »- Mon Histoire de Duruy ?… En effet,où était-il, ce livre ? Un livre tout neuf, à peine barbouilléencore… – Ah ! mon Dieu !… là-bas, oublié au fond dujardin, dans les derniers carrés d’asperges !… (Pour faire mesétudes historiques, j’avais adopté ces carrés d’asperges, qui, enété, deviennent des espèces de bocages d’une haute verdure herbacéetrès légère ; de même que certaine allée de noisetiers,touffue, impénétrable, ombreuse comme un souterrain vert, était lelieu choisi pour le travail incomparablement plus pénible de laversification latine.) Cette fois, par exemple, je fus grondé parla maman de Lucette, et on décida d’aller, séance tenante, ausecours de ce livre.

Une expédition s’organisa : en tête, undomestique portant une lanterne d’écurie ; derrière lui,Lucette et moi, en sabots, tenant à grand peine un parapluie que levent d’orage nous retournait sans cesse.

Dehors, plus aucune frayeur ; maisj’ouvrais bien grands mes yeux et j’écoutais de toutes mesoreilles.

Oh ! qu’il me paraissait étonnant etsinistre ce fond de jardin, vu par ces grandes lueurs de feuxverts, qui tremblaient, clignotaient, puis de temps en temps nouslaissaient aveuglés dans la nuit noire. Et quelle impression mevenait des bois de chênes voisins, où se faisait un bruit continuelde fracassement de branches…

Dans les carrés d’asperges, nous retrouvâmes,toute trempée d’eau, tout éclaboussée de terre, cette Histoire deDuruy. Avant l’orage, des escargots, émoustillés sans doute par lapluie prochaine, l’avaient même visitée en tous sens, y dessinantdes arabesques avec leur bave luisante…

Eh bien ! ces traînées d’escargots sur celivre ont persisté longtemps, préservées par mes soins sous desenveloppes de papier. C’est qu’elles avaient le don de me rappelermille choses, – grâce à ces associations comme il s’en est fait detout temps dans ma tête, entre les images même les plus disparates,pourvu qu’elles aient été rapprochées une seule fois, à un momentfavorable, par un simple hasard de simultanéité.

La nuit, regardés à la lumière, ces petitszigzags luisants, sur cette couverture de Duruy, me rappelaienttout de suite le rigaudon de Rameau, le vieux son grêle du pianodominé par le bruit du grand orage ; et ils ramenaient aussiune apparition qui m’était venue ce soir-là (aidée par une gravurede Teniers accrochée à la muraille), une apparition de petitspersonnages du siècle passé dansant à l’ombre, dans des bois commeceux de la Limoise ; ils renouvelaient toute une évocation,qui s’était faite en moi, de gaietés pastorales du vieux temps, àla campagne, sous des chênes.

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