Le Roman d’un enfant

LXXV

Un grand calme triste succéda à ce départ demon frère, et les jours reprirent pour moi une monotonieextrême.

On me destinait toujours à l’Écolepolytechnique, bien que ce ne fût pas décidé d’une façonirrévocable.

Et quant à cette idée d’être marin, quim’était venue comme malgré moi, elle me charmait et m’épouvantait àun degré presque égal ; par manque de courage pour trancherune question si grave, je reculais toujours d’en parler ;j’avais fini même par me dire que je réfléchirais encore jusqu’auxvacances prochaines, m’accordant à moi-même ces quelques mois commedernier délai d’irrésolution et d’insouciance enfantine.

Et je vivais aussi solitairequ’autrefois ; le pli qu’on m’en avait donné était bien prismaintenant, difficile à changer, malgré mes troubles, malgré mesenvies latentes de courir au loin et au large. Le plus souvent jegardais la maison, occupé à peindre d’étranges décors, ou bien àjouer du Chopin, du Beethoven, tranquille d’apparence et absorbédans des rêves ; et plus que jamais je m’attachais à ce foyer,à tous ses recoins, à toutes les pierres de ses murs. Il est vrai,maintenant je montais à cheval, mais toujours seul avec despiqueurs, jamais avec d’autres enfants de mon âge ; jecontinuais à n’avoir point de camarades de jeux.

Cependant cette seconde année de collège meparaissait déjà moins pénible que la première, moins lente àpasser, et j’avais fini du reste par me lier avec deux grands de laclasse, mes aînés d’un ou deux ans, les seuls qui l’annéeprécédente ne m’avaient pas traité en petit personnage impossible.La première glace une fois rompue, c’était devenu tout de suiteentre nous trois une grande amitié, sentimentale au possible ;nous nous appelions même par nos noms de baptême, ce qui est tout àfait contraire aux belles manières des collèges. Et, comme nous nenous voyions jamais qu’en classe, obligés de causer mystérieusementbas, sous la férule des maîtres, nos relations étaient, par celaseul, maintenues dans une courtoisie inaltérable et neressemblaient pas aux relations ordinaires des enfants entre eux.Je les aimais de très bon cœur ; pour eux, je me serais faitcouper en quatre, et m’imaginais vraiment que cela durerait ainsitoute la vie.

Exclusif à l’excès, je considérais le reste dela classe comme n’existant pas ; cependant un certain moisuperficiel, pour le besoin des relations sociales, se formait déjàcomme une mince enveloppe, et commençait à savoir se maintenir àpeu près en bons termes avec tous, tandis que le vrai moi du fondcontinuait de leur échapper absolument.

En général, je trouvais moyen d’être assisentre mes deux amis, André et Paul. Et, si on nous séparait, nouséchangions de continuels billets à mots couverts, en unecryptographie dont nous avions seuls la clef. Toujours desconfidences d’amour, ces lettres-là :

« Je l’ai vue aujourd’hui ; elleportait une robe bleue avec de la fourrure grise, et une toque avecune aile d’alouette, etc., etc. » – Car nous avions chacunfait choix d’une jeune fille, qui formait le sujet ordinaire de nostrès poétiques causeries.

Un peu de ridicule et de bizarrerie se mêleinfailliblement à cette époque transitoire de l’âge des garçons, etil me faut bien indiquer cette note en passant.

En passant aussi, je vais dire que mestransitions à moi ont duré plus longtemps que celles des autreshommes, parce qu’elles m’ont mené d’un extrême à l’autre, – en mefaisant toucher, du reste, à tous les écueils du chemin, – aussiai-je conscience d’avoir conservé, au moins jusqu’à vingt-cinq ans,des côtés bizarres et impossibles…

À présent, je vais faire la confidence de nostrois amours.

André brûlait pour une grande jeune fille,d’au moins seize ans, qui allait déjà dans le monde, – et je croisqu’il y avait du vrai dans son cas.

Moi, c’était Jeanne, et mes deux amis seulsconnaissaient ce secret de mon cœur. Pour faire comme eux, tout entrouvant cela un peu niais, j’écrivais son nom en cryptographie surmes couvertures de cahiers ; par goût, par genre, je cherchaisà me persuader moi même de mon amour, mais je dois avouer qu’ilétait un peu factice, car au contraire, entre Jeanne et moi,l’espèce de petite coquetterie comique des débuts tournaitsimplement en bonne, et vraie amitié, – amitié héréditaire, pourainsi dire, et reflet de celle que nos grands-parents avaient eue.Non, mon premier amour véritable, que je conterai tout à l’heure etqui date de cette même année, fut pour une vision de rêve.

Quant à Paul, – oh ! j’avais trouvé celabien choquant d’abord, surtout avec mes idées de cetemps-là !

– Lui, c’était une petite parfumeuse, qu’ilapercevait les dimanches de sortie derrière une vitre demagasin.

À la vérité, elle s’appelait d’un nom commestella ou Olympia, qui la relevait beaucoup, – et puis, il avaitsoin d’entourer cet amour d’un lyrisme éthéré pour nous le rendreacceptable. Sur des bouts de papier mystérieux, il nous faisaitpasser constamment les rimes les plus suaves à elle dédiées et oùson nom en a revenait fréquemment comme un parfum decosmétique.

Malgré toute mon affection pour lui, cespoésies me faisaient sourire de pitié agacée. Elles ont été enpartie cause que jamais, jamais, à aucune époque de ma vie, l’idéene m’est venue de composer un seul vers, – ce qui est assezparticulier, je crois, peut-être même unique. Mes notes étaientécrites toujours en une prose affranchie de toutes règles,farouchement indépendante.

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