Le Roman d’un enfant

XXIII

Gâteaux, gâteaux, mes bons gâteaux toutchauds !. Cela se chante, sur un air naïvement plaintifcomposé par une vieille marchande qui, pendant les dix ou quinzepremières années de ma vie, passa régulièrement sous nos fenêtres,aux veillées d’hiver.

Et quand je pense à ces veillées-là, il y atout le temps ce petit refrain mélancolique, à la cantonade, dansles coulisses de ma mémoire.

C’est surtout à des souvenirs de dimanches quela chanson des gâteaux tout chauds ! demeure le plusintimement liée ; car, ces soirs-là, n’ayant pas de devoirs àfaire, je restais avec mes parents, dans le salon, qui était aurez-de-chaussée, sur la rue, et alors, quand la bonne vieillepassait sur le trottoir, au coup de neuf heures, lançant sa chansonsonore dans le silence des nuits de gelée, je me trouvais là toutprès pour l’entendre.

Elle annonçait le froid, comme les hirondellesannoncent le printemps ; après les fraîcheurs d’automne, lapremière fois qu’on entendait sa chanson, on disait :« Voici l’hiver qui nous est arrivé. » Le salon de cesveillées, tel que je l’ai connu alors, était grand et me paraissaitimmense. Très simple, mais avec un certain bon goûtd’arrangement : les murs et les bois des portes, bruns avecdes filets d’or mat ; des meubles de velours rouge, quidevaient dater de Louis-Philippe ; des portraits de famille,dans des cadres austères, noir et or ; sur la cheminée, desbronzes d’aspect grave ; sur la table au milieu, à une placed’honneur, une grosse Bible du XVIe siècle, relique vénérabled’ancêtres huguenots persécutés pour leur foi ; et des fleurs,toujours des corbeilles et des vases de fleurs, à une époque oùcependant la mode n’en était pas encore répandue commeaujourd’hui.

Après dîner, c’était pour moi un instantdélicieux que celui où on venait s’installer là, en quittant lasalle à manger ; tout avait un bon air de paix et deconfort ; et quand toute la famille était assise, grand-mèreet tantes, en cercle, je commençais par gambader au milieu, sur letapis rouge, dans ma joie bruyante de me sentir entouré, et ensongeant avec impatience à ces petits jeux auxquels on allait jouerpour moi tout à l’heure. Nos voisins, les D***, venaient tous lesdimanches passer la soirée avec nous ; c’était de traditiondans les deux familles, liées par une de ces anciennes amitiés deprovince, qui remontent à des générations précédentes et setransmettent comme un bien héréditaire. Vers huit heures, quand jereconnaissais leur coup de sonnette, je sautais de plaisir et je nepouvais me tenir de prendre ma course pour aller au devant d’eux àla porte de la rue, surtout à cause de Lucette, ma grande amie, quivenait aussi avec ses parents, cela va sans dire.

Hélas ! avec quel recueillement triste jeles passe en revue, ces figures aimées ou vénérées, bénies, quim’entouraient ainsi les dimanches soir ; la plupart ontdisparu et leurs images, que je voudrais retenir, malgré moi seternissent, s’embrument, vont s’en aller aussi…

Donc, on commençait les petits jeux, pour mefaire plaisir, à moi, seul enfant ; on jouait aux mariages, àla toilette à madame, au chevalier cornu, à la belle bergère, aufuret ; tout le monde consentait à s’en mêler, y compris lespersonnes les plus âgées ; grand-tante Berthe, la doyenne, s’ymontrait même la plus irrésistiblement drôle.

Et tout à coup je faisais silence, jem’arrêtais, attentif, quand dans le lointain j’entendais :« Gâteaux, gâteaux, mes bons gâteaux tout chauds ! »Cela se rapprochait rapidement, car la chanteuse trottait,trottait, menu mais vite ; presque aussitôt elle était sousnos fenêtres, répétant de tout près, à pleine voix fêlée, sacontinuelle chanson.

Et c’était mon grand amusement, non point d’enfaire acheter, de ces pauvres gâteaux, – car ils étaient un peugrossiers et je ne les aimais guère, – mais de courir moi-même,quand on me le permettait, sur le pas de la porte, accompagné d’unetante de bonne volonté, pour arrêter au passage la marchande.

Avec une révérence, elle se présentait, labonne vieille, fière d’être appelée, et posait un pied sur lesmarches du seuil ; son costume propret était rehaussé toujoursde fausses manches blanches. Puis, tandis qu’elle découvrait sonpanier, je jetais longuement au dehors mon regard d’oiseau en cage,le plus loin possible dans la rue froide et déserte. Et c’était làtout le charme de la chose : respirer une bouffée d’air glacé,prendre un aperçu du grand noir extérieur, et, après, rentrer,toujours courant, dans le salon chaud et confortable, – tandis quele refrain monotone s’éloignait, s’en allait se perdre, chaque soirdu même côté, dans les mêmes rues basses avoisinant le port et lesremparts… Le trajet de cette marchande était invariable, – et je lasuivais par la pensée avec un intérêt singulier, aussi longtempsque sa chanson, de minute en minute reprise, s’entendaitencore.

Dans cette attention que je lui prêtais, il yavait de la pitié pour elle, pauvre vieille ainsi errante toutesles nuits ; – mais il y avait aussi un autre sentiment quis’ébauchait, – oh ! si confus encore, si vague, que je vaislui donner trop d’importance, rien qu’en l’indiquant de la façon laplus légère. Voici : j’avais une sorte de curiosité inquiètepour ces quartiers bas, vers lesquels la marchande se rendait sibravement, et où on ne me conduisait jamais. Vieilles rues aperçuesde loin, solitaires le jour, mais où, de temps immémorial, lesmatelots faisaient leur tapage les soirs de fête, envoyantquelquefois le bruit de leurs chants jusqu’à nous. Qu’est-ce quipouvait se passer là-bas ? Comment étaient ces gaietésbrutales qui se traduisaient par des cris ? À quoi doncs’amusaient-ils, ces gens revenus de la mer et des lointains paysoù le soleil brûle ? Quelle vie plus rude, plus simple et pluslibre était la leur ? – Évidemment, pour mettre au point toutce que je viens de dire, il faudrait l’atténuer beaucoup,l’envelopper comme d’un voile blanc.

Mais déjà le germe d’un trouble, d’uneaspiration vers je ne sais quoi d’autre et d’inconnu, était plantédans ma petite tête ; en rentrant, avec mes gâteaux à la main,dans ce salon où on parlait si bas, il m’arrivait, pendant uninstant d’une durée à peine appréciable, de me sentir étiolé etcaptif.

À neuf heures et demie, rarement plus tard àcause de moi, on servait le thé et les très minces tartinesbeurrées d’un beurre exquis et taillées avec ces soins qu’on n’aplus le temps d’apporter à quoi que ce soit, de nos jours. Ensuite,vers onze heures, après la lecture de la Bible et la prière, onallait se coucher.

Dans mon petit lit blanc, j’étais plus agitéle dimanche que les autres jours. D’abord il y avait la perspectivede M. Ratin, qui demain allait reparaître, plus pénible à voiraprès ce temps de répit ; je regrettais que ce jour de reposfût déjà fini, fini si vite, et je m’ennuyais par avance de cesdevoirs qu’il faudrait faire pendant toute une semaine avantd’atteindre le dimanche suivant. Puis quelquefois, dans lelointain, une bande de matelots passait en chantant, et alors mesidées changeaient de cours, s’en allaient vers les colonies ou lesnavires ; il me prenait même une sorte d’envie imprécise etsourde – latente, si j’ose employer ce mot – de courir moi aussidehors, à l’amusante aventure, dans l’air vif des nuits d’hiver, ouau grand soleil des ports exotiques, et, à tue-tête comme eux, dechanter la simple joie de vivre…

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