Le Roman d’un enfant

V

Ma mère !… Déjà deux ou trois fois, dansle cours de ces notes, j’ai prononcé son nom, mais sans m’yarrêter, comme en passant. Il semble qu’au début elle n’ait étépour moi que le refuge naturel, l’asile contre toutes les frayeursde l’inconnu, contre tous les chagrins noirs qui n’avaient pas decause définie.

Mais je crois que la plus lointaine fois oùson image m’apparaît bien réelle et vivante, dans un rayonnement devraie et ineffable tendresse, c’est un matin du mois de mai, oùelle entra dans ma chambre suivie d’un rayon de soleil etm’apportant un bouquet de jacinthes roses. Je relevais d’une de cespetites maladies d’enfant, – rougeole ou bien coqueluche, je nesais quoi de ce genre, – on m’avait condamné à rester couché pouravoir bien chaud, et, comme je devinais, à des rayons quifiltraient par mes fenêtres fermées, la splendeur nouvelle dusoleil et de l’air, je me trouvais triste entre les rideaux de monlit blanc ; je voulais me lever, sortir ; je voulaissurtout voir ma mère, ma mère à tout prix…

La porte s’ouvrit, et ma mère entra,souriante. Oh ! je la revois si bien encore, telle qu’ellem’apparut là, dans l’embrasure de cette porte, arrivant accompagnéed’un peu du soleil et du grand air du dehors. Je retrouve tout,l’expression de son regard rencontrant le mien, le son de sa voix,même les détails de sa chère toilette, qui paraîtrait si drôle etsi surannée aujourd’hui. Elle revenait de faire quelque coursematinale en ville. Elle avait un chapeau de paille avec des rosesjaunes et un châle en barége lilas (c’était l’époque du châle) seméde petits bouquets d’un violet plus foncé. Ses papillotes noires –ses pauvres bien-aimées papillotes qui n’ont pas changé de forme,mais qui sont, hélas ! éclaircies et toutes blanchesaujourd’hui – n’étaient alors mêlées d’aucun fil d’argent.

Elle sentait une odeur de soleil et d’été,qu’elle avait prise dehors. Sa figure de ce matin-là, encadrée dansson chapeau à grand bavolet, est encore absolument présente à mesyeux.

Avec ce bouquet de jacinthes roses, ellem’apportait aussi un petit pot à eau et une petite cuvette depoupée, imités en extrême miniature de ces faïences à fleurs qu’ontles bonnes gens dans les villages.

Elle se pencha sur mon lit pour m’embrasser,et alors je n’eus plus envie de rien, ni de pleurer, ni de melever, ni de sortir ; elle était là, et cela mesuffisait ; je me sentais entièrement consolé, tranquillisé,changé, par sa bienfaisante présence…

Je devais avoir un peu plus de trois anslorsque ceci se passait, et ma mère, environ quarante-deux. Maisj’étais sans la moindre notion sur l’âge de ma mère ; l’idéene me venait seulement jamais de me demander si elle était jeune ouvieille ; ce n’est même qu’un peu plus tard que je me suisaperçu qu’elle était bien jolie.

Non, en ce temps-là, c’était elle, voilàtout ; autant dire une figure tout à fait unique, que je nesongeais à comparer à aucune autre, d’où rayonnaient pour moi lajoie, la sécurité, la tendresse, d’où émanait tout ce qui étaitbon, y compris la foi naissante et la prière…

Et je voudrais, pour la première apparition decette figure bénie dans ce livre de souvenir, la saluer avec desmots à part, si c’était possible, avec des mots faits pour elle etcomme il n’en existe pas ; des mots qui à eux seuls feraientcouler les larmes bienfaisantes, auraient je ne sais quelle douceurde consolation et de pardon ; puis renfermeraient aussil’espérance obstinée, toujours et malgré tout, d’une réunioncéleste sans fin…

Car, puisque je touche à ce mystère et à cetteinconséquence de mon esprit, je vais dire ici en passant que mamère est la seule au monde de qui je n’aie pas le sentiment que lamort me séparera pour jamais.

Avec d’autres créatures humaines, que j’aiadorées de tout mon cœur, de toute mon âme, j’ai essayé ardemmentd’imaginer un après quelconque, un lendemain quelque part ailleurs,je ne sais quoi d’immatériel ne devant pas finir ; mais non,rien, je n’ai pas pu et toujours j’ai eu horriblement conscience dunéant des néants, de la poussière des poussières. Tandis que, pourma mère, j’ai presque gardé intactes mes croyances d’autrefois. Ilme semble encore que, quand j’aurai fini de jouer en ce monde monbout de rôle misérable ; fini de courir, par tous les cheminsnon battus, après l’impossible ; fini d’amuser les gens avecmes fatigues et mes angoisses, j’irai me reposer quelque part où mamère, qui m’aura devancé, me recevra ; et ce sourire desereine confiance, qu’elle a maintenant, sera devenu alors unsourire de triomphante certitude. Il est vrai, je ne vois pas bience que sera ce lieu vague, qui m’apparaît comme une pâle visiongrise, et les mots, si incertains et flottants qu’ils soient,donnent encore une forme trop précise à ces conceptions de rêve. Etmême (c’est bien enfantin ce que je vais dire là, je le sais), etmême, dans ce lieu, je me représente ma mère ayant conservé sonaspect de la terre, ses chères boucles blanches, et les lignesdroites de son joli profil, que les années m’abîment peu à peu,mais que j’admire encore. La pensée que le visage de ma mèrepourrait un jour disparaître à mes yeux pour jamais, qu’il neserait qu’une combinaison d’éléments susceptibles de se désagrégeret de se perdre sans retour dans l’abîme universel, cette pensée,non seulement me fait saigner le cœur, mais aussi me révolte, commeinadmissible et monstrueuse. Oh ! non, j’ai le sentiment qu’ily a dans ce visage quelque chose d’à part que la mort ne toucherapas. Et mon amour pour ma mère, qui a été le seul stable des amoursde ma vie, est d’ailleurs si affranchi de tout lien matériel, qu’ilme donne presque confiance, à lui seul, en une indestructiblechose, qui serait l’âme ; et il me rend encore, par instants,une sorte de dernier et inexplicable espoir…

Je ne comprends pas très bien pourquoi cetteapparition de ma mère auprès de mon petit lit de malade, ce matin,m’a tant frappé, puisqu’elle était presque constamment avec moi. Ily a là encore des dessous très mystérieux ; c’est comme si, àce moment particulier, elle m’avait été révélée pour la premièrefois de ma vie.

Et pourquoi, parmi mes jouets d’enfantconservés, ce pot à eau de poupée a-t-il pris, sans que je leveuille, une valeur privilégiée, une importance derelique ?

Tellement qu’il m’est arrivé, au loin, surmer, à des heures de danger, d’y repenser avec attendrissement etde le revoir, à la place qu’il occupe depuis des années, dans unecertaine petite armoire jamais ouverte, parmi d’autresdébris ; tellement que, s’il disparaissait, il me manqueraitune amulette que rien ne me remplacerait plus.

Et ce pauvre châle de barège lilas, reconnudernièrement parmi des vieilleries qu’on voulait donner à desmendiantes, pourquoi l’ai-je fait mettre de côté comme un objetprécieux ?… Dans sa couleur, aujourd’hui fanée, dans sespetits bouquets rococos d’un dessin indien, je retrouve encorecomme une protection bienfaisante et un sourire ; je croismême que j’y retrouve du calme, de la confiance douce, presque dela foi ; il s’en échappe pour moi toute une émanation de mamère enfin, mêlée peut-être aussi à un regret mélancolique pour cesmatins de mai d’autrefois qui étaient plus lumineux que ceux de nosjours…

En vérité, je crains qu’il ne paraisse bienennuyeux à beaucoup de gens, ce livre – le plus intime d’ailleursque j’aie jamais écrit.

En le notant, au milieu de ces calmes desveillées qui sont favorables aux souvenirs, j’ai constammentprésente à ma pensée l’exquise reine à laquelle j’ai voulu ledédier ; c’est comme une longue lettre que je lui adresserais,avec la certitude d’être compris jusqu’au bout, et compris même audelà, dans ces dessous profonds que les mots n’expriment pas.

Peut-être comprendront-ils aussi, mes amisinconnus, qui me suivent avec une bonne sympathie lointaine. Et dureste tous les hommes qui chérissent ou qui ont chéri leur mère, nesouriront pas des choses enfantines que je viens de dire, j’en suistrès sûr.

Mais, pour tant d’autres auxquels un pareilamour est étranger, ce chapitre semblera certainement bienridicule.

Ils n’imaginent pas, ceux-ci, en échange deleur haussement d’épaules, tout le dédain que je leur offre.

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