Le Roman d’un enfant

XIV

« Une fois, une petite fille… en ouvrantun fruit des colonies très gros… il en était sorti une bête, unebête verte… qui l’avait piquée… et puis ça l’avait faitmourir. » C’est ma petite amie Antoinette (six ans et moisept) qui me raconte cette histoire, à propos d’un abricot que nousvenons d’ouvrir pour le partager. Nous sommes au fond de sonjardin, au beau mois de juin, sous un abricotier touffu, assis ànous toucher sur le même tabouret, dans une maison grande comme uneruche d’abeilles que, pour notre usage personnel, nous avonsconstruite nous-mêmes avec de vieilles planches, et couverte avecdes nattes exotiques ayant jadis emballé du café des Antilles. Àtravers notre toit en grossier tissu de paille, des petits rayonsde soleil tombent sur nous ; ils dansent sur nos tabliersblancs, sur nos figures, – à cause des feuilles de l’arbre voisinqu’une brise chaude remue. (Pendant deux étés pour le moins, ce futnotre amusement préféré, de bâtir ainsi des maisons de Robinsondans des coins qui nous paraissaient solitaires, et de nous yasseoir, bien cachés, pour faire nos causeries.) Dans l’histoire dela petite fille piquée par une bête, ce passage à lui seul m’avaitsubitement jeté dans une rêverie : « … un fruit descolonies très gros ». Et une apparition m’était venued’arbres, de fruits étranges, de forêts peuplées d’oiseauxmerveilleux.

Oh ! ce qu’il avait de troublant et demagique, dans mon enfance, ce simple mot : « lescolonies », qui, en ce temps-là, désignait pour moi l’ensembledes lointains pays chauds, avec leurs palmiers, leurs grandesfleurs, leurs nègres, leurs bêtes, leurs aventures. De la confusionque je faisais de ces choses, se dégageait un sentiment d’ensembleabsolument juste, une intuition de leur morne splendeur et de leuramollissante mélancolie.

Je crois que le palmier me fut rappelé pour lapremière fois par une gravure des Jeunes Naturalistes, de madameUlliac-Trémadeure, un de mes livres d’étrennes dont je me faisaislire des passages le soir.

(Les palmiers de serre n’étaient pas encorevenus dans notre petite ville, en ce temps-là.) Le dessinateuravait représenté deux de ces arbres inconnus au bord d’une plagesur laquelle des nègres passaient. Dernièrement, j’ai eu lacuriosité de revoir cette image initiatrice dans le pauvre livrejauni, piqué par l’humidité des hivers, et vraiment je me suisdemandé comment elle aurait pu faire naître le moindre rêve en moi,si ma petite âme n’eût été pétrie de ressouvenirs…

Oh ! « les colonies ! »Comment dire tout ce qui cherchait à s’éveiller dans ma tête, auseul appel de ce mot ! Un fruit des colonies, un oiseau delà-bas, un coquillage, devenaient pour moi tout de suite des objetspresque enchantés.

Il y avait une quantité de choses des colonieschez cette petite Antoinette : un perroquet, des oiseaux detoutes couleurs dans une volière, des collections de coquilles etd’insectes. Dans les tiroirs de sa maman, j’avais vu de bizarrescolliers de graines pour parfumer ; dans ses greniers, oùquelquefois nous allions fureter ensemble, on trouvait des peaux debêtes, des sacs singuliers, des caisses sur lesquelles se lisaientencore des adresses de villes des Antilles ; et une vaguesenteur exotique persistait dans sa maison entière.

Son jardin, comme je l’ai dit, n’était séparéde nous que par des murs très bas, tapissés de rosiers, de jasmins.Et un grenadier de chez elle, grand arbre centenaire, nous envoyaitses branches, semait dans notre cour, à la saison, ses pétales decorail.

Souvent nous causions, à la cantonade, d’unemaison à l’autre : Est-ce que je peux venir m’amuser,dis ? Ta maman veut-elle ?

– Non, parce que j’ai été méchante, je suis enpénitence. (Ça lui arrivait souvent.) Alors je me sentais trèsdéçu ; mais moins encore à cause d’elle, je dois l’avouer,qu’à cause du perroquet et des choses exotiques.

Elle-même y était née, aux colonies, cettepetite Antoinette, et, – comme c’était curieux ! – ellen’avait pas l’air de comprendre le prix de cela, elle n’en étaitpas charmée, elle s’en souvenait à peine… Moi qui aurais donné toutau monde pour avoir eu, une seule fois, dans les yeux, un reflet,même furtif de ces contrées si éloignées, – si inaccessibles, je lesentais bien…

Avec un regret presque angoissant, avec unregret d’ouistiti en cage, je songeais hélas ! que, dans mavie de pasteur, si longue que je pusse la supposer, je ne lesverrais jamais, jamais…

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