Le Roman d’un enfant

XXXVII

La petite Jeanne était venue passer la journéeà la maison ; c’était à la fin de mai, pendant ce mêmeprintemps d’attente, et j’avais douze ans. Toute l’après-midi, nousavions fait manœuvrer sur la scène des poupées de cinq à sixcentimètres de long, en porcelaine articulée ; nous avionspeint des décors ; nous avions travaillé à Peau d’Âne, enfin,– mais à Peau d’Âne première manière – au milieu d’un grandfouillis de couleurs, de pinceaux, de retailles de carton, depapier doré et de morceaux de gaze. Puis, l’heure de descendre à lasalle à manger approchant, nous avions serré nos précieux travauxdans une grande caisse, qui y fut consacrée depuis ce jour-là – etdont l’intérieur, en sapin neuf, avait une odeur résineuse trèspersistante.

Après dîner, pendant le long crépusculetranquille, on nous emmena tous deux ensemble à la promenade.

Mais – surprise qui commença de m’attristerdehors il faisait presque froid, et ce ciel de printemps avait unvoile qui rappelait l’hiver. Au lieu de nous conduire hors de villevers les allées et les routes toujours animées de promeneurs, cefut du côté du grand jardin de la Marine, lieu plus comme il faut,mais solitaire tous les soirs après le soleil couché.

En nous y rendant, par une longue rue droiteoù il n’y avait aucun passant, comme nous arrivions près de lachapelle des Orphelines, nous entendîmes sonner et psalmodier pourle mois de Marie ; puis un cortège sortit : des petitesfilles en blanc, qui semblaient avoir froid sous leurs mousselinesde mai. Après avoir fait un tour dans le quartier désert et avoirchanté une ritournelle mélancolique, la modeste procession, avecses deux ou trois bannières, rentra sans bruit ; personne nel’avait regardée dans la rue, où, d’un bout à l’autre, nous étionsseuls ; le sentiment me vint que personne ne l’avait regardéenon plus dans ce ciel tendu de gris, qui devait être égalementvide. Cette pauvre petite procession d’enfants abandonnées avaitachevé de me serrer le cœur, en ajoutant à mon désenchantement surles soirées de mai la conscience de la vanité des prières et dunéant de tout.

Dans le jardin de la Marine, ma tristesses’augmenta encore. Il faisait froid décidément, et nousfrissonnions, tout étonnés, sous nos costumes de printemps.

Il n’y avait du reste pas un seul promeneurnulle part.

Les grands marronniers fleuris, les arbresfeuillus, feuillus, d’une nuance fraîche et éclatante, se suivaienten longues enfilades touffues, absolument vides ; lamagnificence des verts s’étalait pour les regards de personne, sousun ciel immobile, d’un gris pâle et glacé. Et le long desparterres, c’était une profusion de roses, de pivoines, de lis, quisemblaient s’être trompés de saison et frissonner comme nous, sousce crépuscule subitement refroidi.

J’ai souvent trouvé du reste que lesmélancolies des printemps dépassent celles des automnes, sans douteparce qu’elles sont un contresens, une déception sur la seule chosedu monde qui devrait au moins ne jamais nous manquer.

Dans le désorientement où ces aspects mejetaient, l’envie me prit de faire à Jeanne une niche de gamin.

Il me venait parfois de ces tentations-là avecelle, pour me venger de son esprit, plus précocement appointé etmoqueur que le mien. Je l’engageai donc à sentir de près des lisqui étaient charmants, et, tandis qu’elle se penchait, d’une trèslégère poussée derrière les cheveux, je lui mis le nez en pleindans les fleurs, pour la barbouiller de pollen jaune. Elle futindignée !

Et le sentiment d’avoir commis un acte demauvais goût acheva de me rendre pénible notre retour depromenade.

Les belles soirées de mai !… J’avaispourtant gardé, de celles des années précédentes, un souvenirautrement doux ; elles étaient donc ainsi ?… Ce froid, ceciel couvert, cette solitude des jardins ? Et si vite, si malfinie, cette journée d’amusement avec Jeanne !

En moi-même, je conclus à ce mortel :« Ce n’est que ça ! » qui est devenu dans la suiteune de mes plus ordinaires réflexions, et que j’aurais aussi bienpu prendre pour devise…

En rentrant, j’allais inspecter dans le coffrede bois notre travail de l’après-midi, et je sentis l’odeurbalsamique des planches, qui avait imprégné tous nos objets dethéâtre. Eh bien, pendant très longtemps, pendant un an, deux ans,ou plus, cette même senteur du coffre de Peau d’Âne me rappelaobstinément cette soirée de mai, et son immense tristesse qui futune des plus singulières de ma vie d’enfant. Du reste, dans ma vied’homme, je n’ai plus guère retrouvé ces angoisses sans causeconnue et doublées de cette anxiété de ne pas comprendre, de sesentir perdre pied toujours dans les mêmes insondablesdessous ; je n’ai plus guère souffert sans savoir au moinspourquoi. Non, ces choses-là ont été spéciales à mon enfance, et celivre aurait aussi bien pu porter ce titre (dangereux, je lereconnais) : « Journal de mes grandes tristessesinexpliquées, et des quelques gamineries d’occasion par lesquellesj’ai tenté de m’en distraire. »

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