Le Roman d’un enfant

LVII

De ces hivers, empoisonnés maintenant par lavie de collège, l’événement capital était toujours la fête desétrennes.

Dès la fin de novembre, nous avions coutume,ma sœur, Lucette et moi, d’afficher chacun la liste des choses quinous faisaient envie ; dans nos deux familles, tout le mondenous préparait des surprises, et le mystère qui entourait cescadeaux était mon grand amusement des derniers jours de l’année.Entre parents, grands-mères et tantes, commençaient, pourm’intriguer davantage, de continuelles conversations à motscouverts ; des chuchotements, qu’on faisait mine d’étoufferdès que je paraissais…

Entre Lucette et moi, cela devenait même unvrai jeu de devinettes. Comme pour les « Mots à doublesens », on avait le droit de se poser certaines questionsdéterminées, – par exemple, la très saugrenue que voici :« Ça a-t-il des poils de bête ? » Et les réponsesétaient dans ce genre : – Ce que ton père te donne (unnécessaire de toilette en peau) en a eu, mais n’en a plus ;cependant, à quelques parties de l’intérieur (]es brosses), on acru devoir en ajouter des postiches. Ce que ta maman te donne (unefourrure avec un manchon) en a quelques-uns encore. Ce que ta tantete donne (une lampe) aide à mieux voir ceux qu’ont les bêtes sur ledos ; mais… attends, oui, je crois bien que ça n’en a passoi-même…

Par les crépuscules de décembre, entre chienet loup, quand on était assis sur les petits tabourets bas, devantles feux de bois de chêne, on poursuivait la série de ces questionsde jour en jour plus palpitantes, jusqu’au 31, jusqu’au grand soirdes mystères dévoilés…

Ce soir-là, les cadeaux des deux familles,enveloppés, ficelés, étiquetés, étaient réunis sur des tables, dansune salle dont l’entrée nous avait été interdite, à Lucette et àmoi, depuis la veille. À huit heures, on ouvrait les portes et toutle monde pénétrait en cortège, les aïeules les premières, chacunvenant chercher son lot dans ce fouillis de paquets blancs attachésde faveurs. Pour moi, entrer là était un moment de joie telle que,jusqu’à douze ou treize ans, je n’ai jamais pu me tenir de fairedes sauts de cabri, en manière de salut, avant de franchir leseuil.

On faisait ensuite un souper de onze heures,et quand la pendule de la salle à manger sonnait minuit,tranquillement, de son même timbre impassible, on se séparait, auxpremières minutes d’une de ces années d’autrefois, enfouies àprésent sous la cendre de tant d’autres.

Je me couchais ce soir-là avec toutes mesétrennes dans ma chambre auprès de moi, gardant même sur mon litles préférées. Je m’éveillais ensuite de meilleure heure que decoutume pour les revoir ; elles enchantaient ce matin d’hiver,premier de l’année nouvelle.

Une fois, il y eut dans le nombre un grandlivre à images, traitant du monde antédiluvien.

Les fossiles avaient commencé de m’initier auxmystères des créations détruites.

Je connaissais déjà plusieurs de ces sombresbêtes, qui, aux temps géologiques, ébranlaient les forêtsprimitives de leurs pas lourds ; depuis longtemps, jem’inquiétais d’elles, – et je les retrouvai là toutes, dans leurmilieu, sous leur ciel de plomb, parmi leurs hautes fougères.

Le monde antédiluvien, qui déjà hantait monimagination, devint un de mes plus habituels sujets de rêve ;souvent, en y concentrant toute mon attention, j’essayais de mereprésenter quelque monstrueux paysage d’alors, toujours par lesmêmes crépuscules sinistres, avec des lointains pleins deténèbres ; puis, quand l’image ainsi créée arrivait tout àfait au point comme une vision véritable, il s’en dégageait pourmoi une tristesse sans nom, qui en était comme l’âme exhalée, – etaussitôt c’était fini, cela s’évanouissait.

Bientôt aussi un nouveau décor de Peau-d’Ânes’ébaucha, qui représentait un site de la période dulias :

c’était, dans une demi-obscurité, sousd’accablantes nuées, un morne marécage, où parmi des prêles et desfougères, remuaient lentement des bêtes disparues.

Du reste, Peau-d’Âne commençait à ne plus êtrePeau-d’Âne ; je renonçais peu à peu aux personnages, qui mechoquaient maintenant par leurs inadmissibles attitudes depoupées ; ils dormaient déjà, les pauvres petits, reléguésdans ces boîtes d’où sans doute on ne les exhumera jamais.

Mes nouveaux décors n’avaient plus rien decommun avec la pièce : des dessous de forêts vierges, desjardins exotiques, des palais d’Orient nacrés et dorés ; tousmes rêves enfin, que j’essayais de réaliser là avec mes petitsmoyens d’alors, en attendant mieux, en attendant l’improbable mieuxde l’avenir…

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