Le Roman d’un enfant

LIV

Avec le tracas toujours croissant des devoirs,depuis bien des mois je n’avais plus le temps de lire ma Bible, àpeine de faire le matin ma prière.

Je continuais d’aller très régulièrement autemple chaque dimanche ; du reste nous y allions tousensemble. Je respectais le banc de famille, depuis si longtempsconnu, – et cette place conservera même toujours pour moi quelquechose d’à part, qui lui vient de ma mère.

C’était là cependant, au temple, que ma foi necessait de recevoir les atteintes les plus redoutables :celles du froid et de l’ennui. En général, les commentaires, lesraisonnements humains, m’amoindrissaient toujours la Bible etl’Évangile, m’enlevaient des parcelles de leur grande poésie sombreet douce. Il était déjà très difficile de toucher à ces choses,devant un petit esprit comme le mien, sans les abîmer. Le culte dechaque soir en famille ramenait seul en moi un vrai recueillementreligieux parce qu’alors les voix qui lisaient ou qui priaientm’étaient chères, et cela changeait tout.

Et puis, de mes contemplations continuellesdes choses de la nature, de mes méditations devant les fossilesvenus des montagnes ou des falaises et entassés dans mon musée,naissait déjà, au fin fond de moi-même, un vague panthéismeinconscient.

En somme, ma foi, encore très enracinée, trèsvivante, était couverte à présent d’un voile de sommeil, qui lalaissait capable de se réveiller à certaines heures, mais qui, entemps ordinaires, en annulait presque les effets. D’ailleurs, je mesentais troublé pour prier ; ma conscience, restée timorée,n’était jamais tranquille quand je me mettais à genoux, – à causede mes malheureux devoirs toujours plus ou moins escamotés, à causede mes rébellions contre le Bœuf Apis ou le Grand-Singe, quej’étais obligé de cacher, de déguiser quelquefois jusqu’à friser lemensonge. J’avais de cuisants remords de tout cela, des instants dedétresse morale et alors, pour y échapper, je me jetais plusqu’autrefois dans des jeux bruyants et des fous rires ; à mesheures de conscience plus particulièrement troublée, n’osant pasaffronter le regard de mes parents, c’était avec les bonnes que jeme réfugiais, pour jouer à la paume, sauter à la corde, fairetapage.

Il y avait bien deux ou trois ans que j’avaiscessé de parler de ma vocation religieuse et je comprenais àprésent combien tout cela était fini, impossible ; mais jen’avais rien trouvé d’autre pour mettre à la place.

Et quand des étrangers demandaient à quellecarrière on me destinait, mes parents, un peu anxieux de monavenir, ne savaient que répondre ; moi encore bien moins…

Cependant mon frère, qui se préoccupait, luiaussi, de cet avenir indéchiffrable, émit un jour l’idée – dans unede ses lettres qui pour moi sentaient toujours les lointains paysenchantés – que le mieux serait de faire de moi un ingénieur, àcause de certaine précision de mon esprit, de certaine facilitépour les mathématiques, qui était, du reste, une anomalie dans monensemble. Et, après qu’on m’eut consulté et que j’eus répondunégligemment : « Je veux bien, ça m’est égal », lachose parut décidée.

Cette période pendant laquelle je fus destinéà l’École polytechnique dura un peu plus d’un an. Là ou ailleurs,qu’est-ce que cela pouvait me faire ?

Quand je regardais les hommes d’un certain âgequi m’entouraient, même ceux qui occupaient les positions les plushonorables, les plus justement respectées auxquelles je pusseprétendre, et que je me disais : il faudra un jour être commel’un d’eux, vivre utilement, posément, dans un lieu donné, dans unesphère déterminée, et puis vieillir, et ce sera tout… alors unedésespérance sans bornes me prenait ; je n’avais envie de riende possible ni de raisonnable ; j’aurais voulu plus que jamaisrester un enfant, et la pensée que les années fuyaient, qu’ilfaudrait bientôt, bon gré, mal gré, être un homme, demeurait pourmoi angoissante.

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