Le Roman d’un enfant

XXII

Dans le courant de l’hiver qui suivit monséjour à la côte de l’île, un grand événement traversa notre vie defamille : le départ de mon frère pour sa premièrecampagne.

Il était, comme je l’ai dit, mon aînéd’environ quatorze ans. Peut-être n’avais-je pas eu le tempsd’assez le connaître, d’assez m’attacher à lui, car la vie de jeunehomme l’avait pris de bonne heure, le séparant un peu de nous. Jen’allais guère dans sa chambre, où m’épouvantaient les quantités degros livres épars sur les tables, l’odeur des cigares, et lescamarades à lui qu’on risquait d’y rencontrer, officiers ouétudiants.

J’avais entendu aussi qu’il n’était pastoujours bien sage, qu’il se promenait quelquefois tard lesoir ; qu’il fallait le sermonner, et intérieurement jedésapprouvais sa conduite.

Mais l’approche de son départ doubla monaffection et me causa de vraies tristesses.

Il allait en Polynésie, à Tahiti, juste aubout du monde, de l’autre côté de la terre, et son voyage devaitdurer quatre ans, ce qui représentait près de la moitié de mapropre vie, autant dire une durée presque sans fin…

Avec un intérêt tout particulier je suivaisles préparatifs de cette longue campagne : ses malles ferréesqu’on arrangeait avec tant de précautions ; ses galons dorés,ses broderies, son épée, qu’on enveloppait d’une quantité depapiers minces, avec des soins d’ensevelissement, et qu’onenfermait ensuite comme des momies dans des boîtes de métal. Toutcela augmentait l’impression que j’avais déjà, des lointains et despérils de ce long voyage.

On sentait du reste qu’une mélancolie pesaitsur la maison tout entière, et devenait de plus en plus lourde àmesure qu’approchait le jour de la grande séparation. Nos repasétaient silencieux ; des recommandations seulements’échangeaient, et j’écoutais avec recueillement sans riendire.

La veille de son départ, il s’amusa à meconfier ce qui m’honorait beaucoup – différents petits bibelotsfragiles de sa cheminée, me priant de les lui garder avec soinjusqu’à son retour.

Puis il me fit cadeau d’un grand livre doré,qui était précisément un Voyage en Polynésie, à nombreusesimages ; et c’est le seul livre que j’aie aimé dans mapremière enfance. Je le feuilletai tout de suite avec une curiositéempressée. En tête, une grande gravure représentait une femmebrune, assez jolie, couronnée de roseaux et nonchalamment assisesous un palmier ; on lisait au-dessous : « Portraitde S. M. Pomaré IV, reine de Tahiti. » Plus loin,c’étaient deux belles créatures au bord de la mer, couronnées defleurs et la poitrine nue, avec cette légende : « Jeunesfilles tahitiennes sur une plage. » Le jour du départ, à ladernière heure, les préparatifs étant terminés et les grandesmalles fermées, nous étions tous dans le salon, réunis en silencecomme pour un deuil. On lut un chapitre de la Bible et on fit laprière en famille… Quatre années ! et bientôt l’épaisseur dumonde entre nous et celui qui allait partir !

Je me rappelle surtout le visage de ma mèrependant toute cette scène d’adieux ; assise dans un fauteuil,à côté de lui, elle avait gardé d’abord son sourire infinimenttriste, son expression de confiance résignée, après laprière ; mais un changement que je n’avais pas prévu se fittout à coup dans ses traits ; malgré elle, les larmesvenaient ; et je n’avais jamais vu pleurer ma mère, et cela mefit une peine affreuse.

Pendant les premiers jours qui suivirent, jeconservai le sentiment triste du vide qu’il avait laissé ;j’allais de temps en temps regarder sa chambre, et quant auxdifférentes petites choses qu’il m’avait données ou confiées, ellesétaient devenues tout à fait sacrées pour moi.

Sur une mappemonde, je m’étais fait expliquersa traversée qui devait durer environ cinq mois. Quant à sonretour, il ne m’apparaissait qu’au fond d’un inimaginable et irréelavenir ; et ce qui me gâtait très étrangement cetteperspective de le revoir, c’était de me dire que j’aurais douze outreize ans, que je serais presque un grand garçon quand ilreviendrait.

À l’encontre de tous les autres enfants, – deceux d’aujourd’hui surtout, – si pressés de devenir des espèces depetits hommes, j’avais déjà cette terreur de grandir, qui s’estencore accentuée, un peu plus tard ; je le disais même, jel’écrivais, et quand on me demandait pourquoi, je répondais, nesachant pas démêler cela mieux : « Il me semble que jem’ennuierai tant, quand je serai grand ! » Je crois quec’est là un cas extrêmement singulier, unique peut-être, cet effroide la vie, dès le début : je n’y voyais pas clair surl’horizon de ma route ; je n’arrivais pas à me représenterl’avenir d’une façon quelconque ; en avant de moi, rien que dunoir impénétrable, un grand rideau de plomb tendu dans desténèbres…

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