Le Roman d’un enfant

L

« Gâteau. gâteaux. mes bons gâteaux toutchauds. » Elle avait repris ses courses nocturnes, son pasrapide et son refrain, la bonne vieille marchande. Régulière commeun automate, elle passait, avec le même empressement, aux mêmesheures. Et les longues veillées d’hiver étaient recommencées,pareilles à celles de tant d’années précédentes, pareilles encore àcelles de deux ou trois années qui suivirent.

À huit heures toujours, les dimanches soir,arrivaient nos voisins les D***, avec Lucette, et d’autres voisinsaussi, avec une toute petite fille appelée Marguerite qui venait dese glisser dans mon intimité.

Cette année-là, un nouveau divertissement futinauguré, pour la clôture de ces soirées des dimanches d’hiver surlesquelles flottait plus attristante que jamais la pensée desdevoirs du lendemain. Après le thé, quand je pressentais quec’était fini, qu’on allait partir, j’entraînais cette petiteMarguerite dans la salle à manger, et nous nous mettions à courircomme des fous autour de la table ronde, faisant à qui attraperaitl’autre, avec une espèce de rage. Elle était tout de suiteattrapée, cela va sans dire, moi presque jamais ; aussiétait-ce toujours elle qui poursuivait, et avec acharnement, enfrappant des mains sur la table, en criant, en menant un tapaged’enfer. À la fin, les tapis étaient retournés, les chaisesdérangées, tout au pillage. Nous trouvions cela stupide, nous lespremiers, – et c’était du reste beaucoup plus enfant que mon âge.Je ne savais même rien de mélancolique comme ce jeu des fins dedimanche, sur lequel planait l’effroi de recommencer demain matinla pénible série des classes. C’était simplement une manière deprolonger in extremis cette journée de trêve ; une manière dem’étourdir à force de bruit. C’était aussi comme un défi jeté à cesdevoirs qui n’étaient jamais faits, qui pesaient sur ma conscience,qui troubleraient bientôt mon sommeil, et qu’il faudrait bâcleravec fièvre demain matin dans ma chambre, à la lueur d’une bougie,ou à l’aube grise et glacée, avant l’heure odieuse de repartir pourle collège.

On était un peu consterné, au salon,d’entendre de loin cette bacchanale ; de voir surtout qu’ellem’amusait maintenant plus que les sonates à quatre mains, plus quela « belle bergère » ou les « proposdiscordants ».

Et ce tournoiement triste autour de cettetable fut recommencé tous les dimanches, sur la pointe de sixheures et demie, pendant au moins deux hivers… Le collège ne mevalait rien décidément, et encore moins les pensums ; toutcela, qui m’avait pris trop tard et à rebours, me diminuait,m’éteignait, m’abêtissait.

Même au point de vue du frottement avec mespareils, le but qu’on avait cru atteindre était manqué aussicomplètement que possible. Peut-être, si j’avais partagé leurs jeuxet leurs bousculades… Mais je ne les voyais jamais qu’en classe,sous la férule des professeurs, c’était insuffisant ; j’étaisdéjà devenu un petit être trop spécial pour rien prendre de leurmanière ; alors je m’enfermais et m’accentuais encore plusdans la mienne. Presque tous plus âgés et plus développés que moi,ils étaient beaucoup plus délurés aussi, et plus avancés pour leschoses pratiques de la vie ; de là chez eux une sorte de pitiéet d’hostilité vis-à-vis de moi, que je leur rendais en dédain,sentant combien ils auraient été incapables de me suivre danscertaines envolées de mon imagination.

Avec les petits paysans des montagnes ou lespetits pêcheurs de l’île je n’avais jamais été fier ; nousnous entendions par des côtés communs de simplicité un peuprimitive et d’extrême enfantillage ; à l’occasion, j’avaisjoué avec eux comme avec des égaux. Tandis que j’étais fier avecces enfants du collège, qui, eux, me trouvaient bizarre et poseur.Il m’a fallu bien des années pour corriger cet orgueil, pourredevenir simplement quelqu’un comme tout le monde ; surtoutpour comprendre qu’on n’est pas au-dessus de ses semblables, parceque – pour son propre malheur on est prince et magicien dans ledomaine du rêve…

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