Le Roman d’un enfant

XIX

Après cette fièvre si longue, au nom siméchant, je me rappelle délicieusement le jour où l’on me permitenfin de prendre l’air dehors, de descendre dans ma cour. C’étaiten avril, et on avait choisi pour cette première sortie une journéeradieuse, un ciel rare. Sous les berceaux de jasmins et dechèvrefeuilles, j’éprouvai des impressions d’enchantementparadisiaque, d’Éden.

Tout avait poussé et fleuri ; à mon insu,pendant que j’étais cloîtré, la merveilleuse mise en scène durenouveau s’était déployée sur la terre. Elle ne m’avait pas encoreleurré bien des fois cette fantasmagorie éternelle, qui berce leshommes depuis tant de siècles et dont les vieillards seulspeut-être ne savent plus jouir. Et je m’y laissais prendre toutentier, moi, avec une ivresse infinie… Oh ! cet air pur,tiède, suave ; cette lumière, ce soleil ; ce beau vertdes plantes nouvelles, cet épaississement des feuilles donnantpartout de l’ombre toute neuve. Et en moi-même, ces forces quirevenaient, cette joie de respirer, ce profond élan de la vierecommencée.

Mon frère était alors un grand garçon de vingtet un ans, qui avait carte blanche dans la maison pour sesentreprises. Tout le temps de ma maladie, je m’étais préoccupéd’une chose qu’il arrangeait dans la cour et que je mourais d’enviede voir. C’était au fond, dans un recoin charmant, sous un vieuxprunier, un lac en miniature ; il l’avait fait creuser etcimenter comme une citerne ; ensuite, de la campagne, il avaitfait apporter des pierres rongées et des plaques de mousse pourcomposer des rivages romantiques alentour, des rochers et desgrottes.

Et tout était achevé, ce jour-là ; on yavait déjà mis les poissons rouges ; le jet d’eau jouait même,pour la première fois, en mon honneur…

Je m’approchai avec ravissement ; celadépassait encore tout ce que mon imagination avait pu concevoir deplus délicieux. Et quand mon frère me dit que c’était pour moi,qu’il me le donnait, j’éprouvai une joie intime qui me sembla nedevoir finir jamais. Oh ! la possession de tout cela, quelbonheur inattendu ! En jouir tous les jours, tous les jours,pendant ces beaux mois chauds qui allaient venir !… Etrecommencer à vivre dehors, à s’amuser comme l’été dernier, danstous les recoins de cette cour ainsi embellie…

Je restai longtemps là, au bord de ce bassin,ne me lassant pas de regarder, d’admirer, de respirer l’air tièdede ce printemps, de me griser de cette lumière oubliée, de cesoleil retrouvé, – tandis que, au-dessus de ma tête, le vieilarbre, le vieux prunier, planté jadis par quelque ancêtre et déjàun peu à bout de sève, tendait sur le bleu du ciel le rideau ajouréde ses nouvelles feuilles, – et que le jet d’eau continuait songrésillement léger, à l’ombre, comme une petite musique de viellefêtant mon retour à la vie…

Aujourd’hui, ce pauvre prunier, après avoirlangui de vieillesse, a fini par mourir, et son tronc seul encoredebout, conservé par respect, est coiffé, comme une ruine, d’unetouffe de lierre.

Mais le bassin, avec ses rives et ses îlots,est demeuré intact ; le temps n’a pu que lui donner un air deparfaite vraisemblance, ses pierres verdies jouent la vétustéextrême ; les vraies mousses d’eau, les petites plantesdélicates des sources s’y sont acclimatées, avec des joncs, desiris sauvages, – et les libellules égarées en ville viennent s’yréfugier. C’est un tout petit coin de nature agreste qui estinstallé là et qu’on ne trouble jamais.

C’est aussi le coin du monde auquel je restele plus fidèlement attaché, après en avoir aimé tantd’autres ; comme nulle part ailleurs, je m’y sens en paix, jem’y sens rafraîchi, retrempé de prime jeunesse et de vie neuve.C’est ma sainte Mecque, à moi, ce petit coin-là ; tellementque, si on me le dérangeait, il me semble que cela déséquilibreraitquelque chose dans ma vie, que je perdrais pied, que ce seraitpresque le commencement de ma fin.

La consécration définitive de ce lieu lui estvenue, je crois, de mon métier de mer ; de mes lointainsvoyages, de mes longs exils, pendant lesquels j’y ai repensé etl’ai revu avec amour.

Il y a surtout l’une de ces grottes enminiature à laquelle je tiens d’une façon particulière : ellem’a souvent préoccupé, à des heures d’affaissement et demélancolie, au cours de mes campagnes… Après que le souffled’Azraël eut passé cruellement sur nous, après nos revers de toutesorte, pendant tant d’années tristes où j’ai vécu errant par lemonde, où ma mère veuve et ma tante Claire sont restées seules àpromener leurs pareilles robes noires dans cette chère maisonpresque vide et devenue silencieuse comme un tombeau, – pendant cesannées-là, je me suis plus d’une fois senti serrer le cœur à lapensée que le foyer déserté, que les choses familières à monenfance se délabraient sans doute à l’abandon ; et je me suisinquiété par-dessus tout de savoir si la main du temps, si la pluiedes hivers, n’allaient pas me détruire la voûte frêle de cettegrotte ; c’est étrange à dire, mais s’il y avait eu éboulementde ces vieux petits rochers moussus, j’aurais éprouvé presquel’impression d’une lézarde irréparable dans ma propre vie.

À côté de ce bassin, un vieux mur grisâtrefait, lui aussi, partie intégrante de ce que j’ai appelé ma sainteMecque ; il en est, je crois, le cœur même. J’en connais dureste les moindres détails : les imperceptibles lichens qui ypoussent, les trous que le temps y a creusés et où des araignéeshabitent ; – c’est qu’un berceau de lierre et de chèvrefeuilley est adossé, à l’ombre duquel je m’installais jadis pour faire mesdevoirs, aux plus beaux jours des étés, et alors, pendant mesflâneries d’écolier peu studieux, ses pierres grises occupaienttoute mon attention, avec leur infiniment petit monde d’insectes etde mousses. Non seulement je l’aime et le vénère, ce vieux mur,comme les Arabes leur plus sainte mosquée ; mais il me semblemême qu’il me protège ; qu’il assure un peu mon existence etprolonge ma jeunesse. Je ne souffrirais pas qu’on m’y fit lemoindre changement, et, si on me le démolissait, je sentirais commel’effondrement d’un point d’appui que rien ne me revaudrait plus.C’est, sans doute, parce que la persistance de certaines choses, detout temps connues, arrive à nous leurrer sur notre proprestabilité, sur notre propre durée ; en les voyant demeurer lesmêmes, il nous semble que nous ne pouvons pas changer ni cesserd’être. – Je ne trouve pas d’autre explication à cette sorte desentiment presque fétichiste.

Et quand je songe pourtant, mon Dieu, que cespierres-là sont quelconques, en somme, et sortent je ne saisd’où ; qu’elles ont été assemblées, comme celles de n’importequel mur, par les premiers ouvriers venus, un siècle peut-êtreavant qu’il fût question de ma naissance, – alors je sens combienest enfantine cette illusion que je me fais malgré moi d’uneprotection venant d’elles ; je comprends sur quelle instablebase, composée de rien, je me figure asseoir ma vie…

Les hommes qui n’ont pas eu de maisonpaternelle, qui, tout petits, ont été promenés de place en placedans des gîtes de louage, ne peuvent évidemment rien comprendre àces vagues sentiments-là.

Mais, parmi ceux qui ont conservé leur foyerfamilial, il en est beaucoup, j’en suis sûr, qui, sans se l’avouer,sans s’en rendre compte, éprouvent à des degrés différents desimpressions de ce genre : en imagination, ils étayent commemoi leur propre fragilité sur la durée relative d’un vieux mur dejardin aimé depuis l’enfance, d’une vieille terrasse toujoursconnue, d’un vieil arbre qui n’a pas changé de forme…

Et peut-être, hélas ! avant eux, lesmêmes choses avaient déjà prêté leur même protection illusoire àd’autres, à des inconnus maintenant retournés à la poussière, quin’étaient seulement pas de leur sang, pas de leur famille.

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