Le Roman d’un enfant

XVIII

Je retrouve dans ma mémoire les impressionsencore pénibles, angoissantes presque si j’y concentre mon esprit,d’une maladie assez grave que je fis vers ma huitième année. Celas’appelait la fièvre scarlatine, m’avait-on dit, et ce nom lui-mêmeme semblait avoir une physionomie diabolique.

C’était à l’époque âpre et mauvaise desgiboulées de mars, et, chaque soir, quand la nuit tombait, si parhasard ma mère n’était pas là, bien près, une détresse me prenaitau fond de l’âme. (Encore cette oppression des crépuscules, que lesanimaux, ou les êtres compliqués comme je suis, éprouvent à undegré presque égal.) Mes rideaux ouverts laissaient voir, aupremier plan, toujours la même petite table attristante, avec destasses de tisane, des fioles de remèdes.

Et tandis que je regardais cet attirail demalade, qui s’assombrissait, devenait plus vague, se déformait surle fond obscurci de la chambre silencieuse, c’était dans ma tête undéfilé d’images dépareillées, morbides, inquiétantes…

Deux soirs successifs, je fus visité, entrechien et loup, dans mon demi-assoupissement de fièvre, par despersonnages différents qui me causèrent une extrême terreur.

D’abord, une vieille dame, bossue et trèslaide, d’une laideur doucereuse, qui s’approcha de moi sans fairede bruit, sans que j’aie entendu la porte s’ouvrir, sans que j’aievu les personnes qui me veillaient se lever pour la recevoir. Elles’éloigna tout aussitôt, avant de m’avoir seulement parlé ;mais, en se retournant, elle me présenta sa bosse : or cettebosse était percée à la pointe, et il en sortait la figure verted’une perruche, que la dame avait dans le corps et qui medit : « Coucou ! » d’une petite voix de guignolen sourdine lointaine, puis qui rentra dans le vieux dos affreux…Oh ! quand j’entendis ce « Coucou ! » une sueurfroide me perla au front ; mais tout venait de s’évanouir etje compris moi-même que c’était un rêve.

Le lendemain parut un monsieur, long et mince,en robe noire comme un prêtre. Il ne s’approcha pas de moi,celui-là ; mais il se mit à tourner autour de ma chambre, enrasant les murs, très vite et sans bruit, son corps tout penché enavant ; ses vilaines jambes, comme des bâtons, faisant raidirsa soutane pendant sa course empressée. Et – comble de terreur – ilavait pour tête un crâne blanc d’oiseau à long bec – qui étaitl’agrandissement monstrueux d’un crâne de mouette blanchi à la mer,ramassé par moi l’été précédent sur une plage de l’île… Je croisque la visite de ce monsieur coïncida avec le jour où je fus leplus malade, presque un peu en danger.) Après un tour ou deuxexécutés dans le même empressement et le même silence, il commençade s’élever de terre… Il courait maintenant sur les cimaises, enjouant toujours de ses jambes maigres, – puis plus haut encore, surles tableaux, sur les glaces, – jusqu’à se perdre dans le plafonddéjà envahi par la nuit…

Eh bien, pendant deux ou trois années, l’imagede ces visiteurs devait me poursuivre. Les soirs d’hiver, jerepensais à eux avec crainte, en montant les escaliers qu’onn’avait pas encore l’habitude d’éclairer à cette époque. S’ilsétaient là, pourtant, me disais-je ; derrière des portessournoisement entrebâillées, s’ils me guettaient l’un ou l’autrepour me courir après ; si j’allais les voir paraître derrièremoi, allongeant les mains de marche en marche, pour m’attraper lesjambes…

Et vraiment je ne suis pas bien sûr que, dansces mêmes escaliers, en y mettant un peu de bonne volonté, jen’arriverais pas à m’en inquiéter encore aujourd’hui, de cemonsieur et de cette dame ; ils ont été si longtemps à la têtede toutes mes frayeurs d’enfant, si longtemps ils ont mené lecortège de mes visions et de mes mauvais rêves !…

Bien d’autres apparitions sombres ont hantéles premières années de ma vie, si exceptionnellement doucespourtant. Et bien des rêveries sinistres me sont venues, lessoirs : impressions de nuit sans lendemain, d’avenirfermé ; pensées de prochaine mort. Trop tenu, trop choyé, avecun certain surchauffage intellectuel, j’avais ainsi desétiolements, des amollissements subits de plante enfermée. Ilm’aurait fallu autour de moi des petits camarades de mon âge, despetites brutes écervelées et tapageuses, – et au lieu de cela, jene jouais quelquefois qu’avec des petites filles ; – toujourscorrect, soigné, frisé au fer, ayant des mines de petit marquis duXVIIIe siècle.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer