Le Roman d’un enfant

LXXX

Et un jour, comme on avait déjà dépassé lami-septembre, je compris, à l’anxiété particulièrement grande demon réveil, qu’il n’y avait plus à reculer ; le terme que jem’étais assigné à moi-même était venu.

Ma décision, – elle était déjà plus d’à moitiéprise au fond de moi-même ; pour la rendre effective, il ne merestait plus guère qu’à en faire l’aveu, et je me promis à moi-mêmeque la journée ne passerait pas sans que cela fût accompli,courageusement. C’était à mon frère que je voulais me confierd’abord, pensant qu’il commencerait, lui aussi, par s’opposer à monprojet de toutes ses forces, mais qu’il finirait par prendre monparti et m’aiderait à gagner ma cause.

Donc, après le dîner de midi, à la rageardente du soleil, j’emportai dans le jardin de mon oncle du papieret une plume, – et là, je m’enfermai pour écrire cette lettre (celaentrait dans mes habitudes d’enfant d’aller ainsi travailler oufaire ma correspondance en plein air, et souvent même dans lesrecoins les plus singulièrement choisis, en haut des arbres, surles toits).

Une après-midi de septembre brûlante et sansun nuage. Il faisait triste, dans ce vieux jardin plus silencieuxque jamais, plus étranger aussi peut-être, me donnant bien plus quede coutume l’impression et le regret d’être loin de ma mère, depasser toute une fin d’été sans voir ma maison, ni les fleurs de machère petite cour. – Du reste, ce que j’étais sur le point d’écrireaurait pour résultat de me séparer encore davantage de tout ce quej’aimais tant, et j’en avais l’impression mélancolique. Il mesemblait même qu’il y eût, dans l’air de ce jardin, je ne sais quoid’un peu solennel, comme si les murs, les pruniers, les treilleset, là-bas, les luzernes se fussent intéressés à ce premier actegrave de ma vie, qui allait se passer sous leurs yeux.

Pour m’installer à écrire, j’hésitai entredeux ou trois places, toutes brûlantes, avec très peu d’ombre.

– C’était encore une manière de gagner dutemps, de retarder cette lettre qui, avec mes idées d’alors,rendrait pour moi la décision irrévocable, une fois qu’elle seraitainsi déclarée. Sur la terre sèche, il y avait déjà des pampresroussis, beaucoup de feuilles mortes ; des passe-roses, desdahlias devenus hauts comme des arbres, fleurissaient plusmaigrement au bout de leurs tiges longues ; l’ardent soleilachevait de dorer ces raisins à grosses graines qui mûrissenttoujours sur le tard et qui ont une senteur musquée ; malgréla grande chaleur, la grande limpidité bleue du ciel, on avait bienl’impression de l’été finissant.

Ce fut le berceau du fond que je choisis enfinpour m’y établir ; les vignes y étaient très effeuillées, maisles derniers papillons à reflet de métal bleu y venaient encore,avec les guêpes, se poser sur les sarments des muscats.

Là, dans un grand calme de solitude, dans ungrand silence d’été rempli de musiques de mouches, j’écrivis etsignai timidement mon pacte avec la marine.

De la lettre elle-même, je ne me souviensplus ; mais je me rappelle l’émotion avec laquelle je lacachetai, comme si, sous cette enveloppe, j’avais scellé pourjamais ma destinée.

Après un temps d’arrêt encore et de rêverie,je mis l’adresse : le nom de mon frère et le nom d’un paysd’Extrême-Orient où il se trouvait alors. – Rien de plus à fairemaintenant, que d’aller porter cela au bureau de poste duvillage ; mais je restai là longtemps assis, très songeur,adossé au mur chaud sur lequel couraient des lézards et gardant surmes genoux, avec épouvante, le petit carré de papier où je venaisde fixer mon avenir. Puis, l’envie me prenant de jeter les yeux surl’horizon, sur l’espace, je mis le pied dans cette brèche familièredu mur par laquelle je montais pour regarder fuir les papillonsimprenables, et je me hissai des deux mains jusqu’au faîte, où jedemeurai accoudé. Les mêmes lointains connus m’apparurent, lescoteaux couverts de leurs vignes déjà rousses, les montagnes dontles bois jaunis s’effeuillaient, et, là-bas, haut perchée, lagrande ruine rougeâtre de Castelnau. En avant de tout cela, étaitle domaine de Borie, avec son vieux porche arrondi, peint à lachaux blanche, et, dès que je le regardai, la chansonplaintive : « Ah ! ah ! la bonnehistoire !… » me revint à l’esprit, étrangement chantée,en même temps que me réapparut ce papillon« citron-aurore » qui était piqué depuis deux ans là-bas,sous une vitre de mon petit musée…

L’heure approchait où la vieille diligencecampagnarde allait partir, emportant les lettres au loin. Jedescendis de ce mur, je sortis du vieux jardin que je refermai àclef, et me dirigeai lentement vers le bureau de poste.

Un peu comme un petit halluciné, je marchaiscette fois-là sans prendre garde à rien ni à personne. Mon espritvoyageait partout, dans les forêts pleines de fougères de l’îledélicieuse, dans les sables du sombre Sénégal où avait habitél’oncle au musée, et à travers le Grand Océan austral où desdorades passaient.

La réalité assurée et prochaine de tout celam’enivrait ; pour la première fois, depuis que j’avaiscommencé d’exister, le monde et la vie me semblaient grands ouvertsdevant moi ; ma route s’éclairait d’une lumière toutenouvelle : – une lumière un peu morne, il est vrai, un peutriste, mais puissante et qui pénétrait tout, jusqu’aux horizonsextrêmes avoisinant la vieillesse et la mort.

Puis, des petites images très enfantines semêlaient aussi de temps en temps à mon rêve immense ; je mevoyais en uniforme de marin, passant au soleil sur des quaisbrûlants de villes exotiques ; ou bien revenant à la maison,après de périlleux voyages ; rapportant des caisses quiétaient remplies d’étonnantes choses – et desquelles des cancrelatss’échappaient, comme dans la cour de Jeanne, pendant les déballagesd’arrivée de son père…

Mais tout à coup mon cœur recommença de seserrer : ces retours de campagnes lointaines, ils nepourraient avoir lieu que dans bien des années… et alors, lesfigures qui me recevraient au foyer, seraient changées par letemps… Je me les représentai même aussitôt, ces figureschéries ; dans une pâle vision, elles m’apparurent toutesensemble : un groupe qui m’accueillait avec des sourires dedouce bienvenue, mais qui était si mélancolique à regarder !Des rides marquaient tous les fronts ; ma mère avait sesboucles blanches comme aujourd’hui… Et grand-tante Berthe, déjà sivieille, pourrait-elle être là encore ?… J’en étais à fairerapidement, avec crainte, le calcul de l’âge de grand-tante Berthe,quand j’arrivai au bureau de la poste…

Cependant, je n’hésitai pas ; d’une mainqui tremblait seulement un peu, je glissai ma lettre dans la boîte,et le sort en fut jeté.

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