Le Roman d’un enfant

LXXVII

Ceci est un rêve qui date du quatorzième moisde mai de ma vie. Il me vint par une de ces nuits tièdes et doucesqui succèdent à de longs crépuscules délicieux.

Dans ma chambre d’enfant, je m’étais endormiau son lointain de ces airs de danse ronde que chantent lesmatelots et les petites filles autour des « bouquets deMai », dans les rues. Jusqu’à l’instant du sommeil profond,j’avais écouté ces très vieux refrains de France que ces gens dupeuple redisaient là-bas à voix pleine et libre, et quim’arrivaient assourdis, fondus, poétisés, à travers du tranquillesilence ; j’avais été bercé un peu étrangement par le bruit deces gaietés de vivre, de ces débordantes joies, comme en ont,pendant leur jeunesse très éphémère, ces êtres plus simples quenous et plus inconscients de la mort.

Et, dans mon rêve, il faisait une demi-nuit,qui n’était pas triste, mais douce au contraire comme la vraie nuitde mai du dehors, douce, tiède et pleine des bonnes odeurs duprintemps ; j’étais dans la cour de ma maison, dont l’aspectn’avait rien de déformé ni d’étrange, et, le long des murs toutfleuris de jasmins, de chèvrefeuilles, de roses, je m’avançaisindécis et troublé, cherchant je ne sais quoi, ayant conscience dequelqu’un qui m’attendait et que je désirais ardemment voir, oubien de quelque chose d’inconnu qui allait se passer, et qui paravance m’enivrait…

À un point où se trouve un rosier très vieux,planté par un ancêtre et gardé respectueusement, bien qu’il donne àpeine tous les deux ou trois ans une seule rose, j’aperçus unejeune fille, debout et immobile avec un sourire de mystère.

L’obscurité devenait un peu lourde,alanguissante.

Il faisait de plus en plus sombre partout, etcependant, sur elle seule, demeurait une sorte de vague lumièrecomme renvoyée par un réflecteur, qui dessinait son contournettement avec une mince ligne d’ombre.

Je devinais qu’elle devait être extrêmementjolie et fraîche ; mais son front et ses yeux restaient perdussous un voile de nuit ; je ne voyais tout à fait bien que sabouche, qui s’entre ouvrait pour sourire dans l’ovale délicieux deson bas de visage. Elle se tenait tout contre le vieux rosier sansfleurs, presque dans ses branches. – La nuit, la nuits’assombrissait toujours.

Elle était là comme chez elle, venue je nesais d’où, sans qu’aucune porte eût été ouverte pour la faireentrer ; elle semblait trouver naturel d’être là, comme moi,je trouvais naturel qu’elle y fût.

Je m’approchai bien près pour découvrir sesyeux qui m’intriguaient, et alors tout à coup je les vis très bien,malgré l’obscurité toujours plus épaisse et plus alourdie :ils souriaient aussi, comme sa bouche ; – et ils n’étaient pasquelconques, – comme si, par exemple, elle n’eût représenté qu’uneimpersonnelle statue de la jeunesse ; – non, ils étaient trèsparticuliers au contraire ; ils étaient les yeux dequelqu’un ; de plus en plus je me rappelais ce regard déjàaimé et je le retrouvais, avec des élans de tendresse infinie…

Réveillé alors en sursaut, je cherchai àretenir son fantôme, qui fuyait, qui fuyait, qui devenait plusinsaisissable et plus irréel, à mesure que mon esprit s’éclairaitdavantage, dans son effort pour se souvenir.

Était-ce bien possible, pourtant, qu’elle nefût et n’eût jamais été qu’un rien sans vie, replongé maintenantpour toujours dans le néant des choses imaginaires, effacées… Jedésirais me rendormir, pour la revoir ; l’idée que c’étaitfini, rien qu’un rêve, me causait une déception, presque unedésespérance.

Et je fus très long à l’oublier ; jel’aimais, je l’aimais tendrement ; dès que je repensais àelle, c’était avec une commotion intérieure, à la fois douce etdouloureuse ; tout ce qui n’était pas elle me semblait, pourle moment, décoloré et amoindri. C’était bien l’amour, le vraiamour, avec son immense mélancolie et son immense mystère, avec sonsuprême charme triste, laissé ensuite comme un parfum à tout cequ’il a touché ; ce coin de la cour, où elle m’était apparue,et ce vieux rosier sans fleurs qui l’avait entourée de sesbranches, gardaient pour moi quelque chose d’angoissant et dedélicieux qui leur venait d’elle.

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