Le Roman d’un enfant

LXIII

Ma chambre, où je ne m’installais plus jamaispour travailler, où je n’entrais plus guère que le soir pourdormir, redevint pendant ce beau mois de juin mon lieu de délices,après le dîner, par les longs crépuscules tièdes et charmants.C’est que j’avais inventé un jeu, un perfectionnement du rat enguenilles que les gamins vulgaires font courir au bout d’uneficelle, le soir, dans les jambes des passants. Et cela m’amusait,mais d’une façon inouïe, sans lassitude possible. Cela m’amuseraitencore autant, si j’osais, et je souhaite que mon invention soitimitée par tous les petits auxquels on aura l’imprudence de laisserlire ce chapitre.

Voici : de l’autre côté de la rue, justeen face de ma fenêtre et au premier étage aussi, demeurait unebonne vieille fille appelée mademoiselle Victoire (avec de grandsbonnets à ruche du temps passé et des lunettes rondes). J’avaisobtenu d’elle l’autorisation de fixer à l’arrêtoir de soncontrevent une ficelle qui traversait la rue, et venait chez mois’enrouler en pelote sur un bâton.

Le soir, dès que le jour baissait, un oiseaude ma fabrication – espèce de corbeau saugrenu charpenté en fil defer avec des ailes de soie noire – sortait sournoisement d’entremes persiennes, aussitôt refermées, et descendait, d’une alluredrôle, se poser au milieu de la rue sur les pavés. Un anneau auquelil était suspendu pouvait courir librement le long de la ficelle,devenue invisible au crépuscule, et, tout le temps, je le faisaissautiller, sautiller par terre, dans une agitation comique.

Et quand les passants se baissaient pourregarder quelle était cette invraisemblable bête qui se trémoussaittant, – crac ! je tirais bien fort le bout gardé dans mamain : l’oiseau alors remontait très haut en l’air, après leuravoir sauté au nez.

Oh ! derrière mes persiennes, me suis-jeamusé, ces beaux soirs-là ; ai-je ri, tout seul, des cris, deseffarements, des réflexions, des conjectures. Ce qui m’étonne,c’est qu’après le premier moment de frayeur, les gens prenaient leparti de rire autant que moi ; il est vrai, la plupart étaientdes voisins, qui devinaient de qui cette mystification devait leurvenir, – et j’étais aimé dans mon quartier en ce temps-là. Ou bienc’étaient des matelots, passants de bonne composition, qui semontrent en général indulgents aux enfantillages – et pourcause.

Mais ce qui restera pour moi incompréhensible,c’est que, dans ma famille, où on péchait plutôt par excès deréserve, on ait pu fermer les yeux là-dessus, tolérer mêmetacitement ce jeu pendant tout un printemps ; je ne me suisjamais expliqué ce manque de correction, et les années, au lieu dem’éclaircir ce mystère, n’ont fait que me le rendre plus surprenantencore.

Cet oiseau noir est naturellement devenu unede mes nombreuses reliques : de loin en loin, tous les deux outrois ans, je le regarde : un peu mité, mais me rappelanttoujours les belles soirées des mois de juin disparus, lesgriseries délicieuses des anciens printemps.

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