Le Roman d’un enfant

LXVIII

Le lendemain, je m’éveillai au petit jour,entendant un bruit cadencé dont mon oreille s’étaitdéshabituée : le tisserand voisin, commençant déjà, dèsl’aube, le va-et-vient de ses métiers centenaires !… Alors, lapremière minute d’indécision une fois passée, je me rappelai avecune joie débordante que je venais d’arriver chez l’oncle duMidi ; que c’était le matin du premier jour ; que j’avaisen perspective tout un été de grand air et de librefantaisie : août et tout septembre, deux de ces mois qui mepassent à présent comme des jours, mais qui me semblaient alorsavoir de très respectables durées… Avec ivresse, au sortir d’un bonsommeil, je repris conscience de moi-même et des réalités de mavie ; j’avais « de la joie à mon réveil »…

De je ne sais plus quelle histoire, luel’hiver précédent, sur les Indiens des Grands-Lacs, j’avais retenuceci qui m’avait beaucoup frappé : un vieux chef Peau-Rouge,dont la fille se languissait d’amour pour un Visage-Pâle, avaitfini par consentir à la donner à cet étranger, afin qu’elle eûtencore de la joie à ses réveils.

De la joie à ses réveils !… En effetj’avais remarqué depuis bien longtemps que le moment du réveil esttoujours celui où l’on a plus nettement l’impression de ce qui estgai ou triste dans la vie, et où l’on trouve plus particulièrementpénible d’être sans joie ; mes premiers petits chagrins, mespremiers petits remords, mes anxiétés de l’avenir, c’était à cemoment toujours qu’ils revenaient plus cruels, – pour s’évanouirtrès vite, il est vrai, en ce temps-là.

Plus tard, ils devaient bien s’assombrir, mesréveils !

Et ils sont devenus aujourd’hui l’instant delucidité effroyable où je vois pour ainsi dire les dessous de lavie dégagés de tous ces mirages encore amusants qui, dans le jour,reviennent me les cacher ; l’instant où m’apparaissent lemieux la rapidité des années, l’émiettement de tout ce à quoij’essaie de raccrocher mes mains, et le néant final, le grand troubéant de la mort, là tout près, que rien ne déguise plus.

Ce matin-là donc, j’eus de la joie à monréveil, et je me levai de bonne heure, ne pouvant tenir en paixdans mon lit, empressé d’aller courir, me demandant même par oùj’allais commencer ma tournée d’arrivée.

Tous les recoins du village à revoir, et lesremparts gothiques, et la délicieuse rivière. Et le jardin de mononcle où, depuis l’an passé, les plus improbables papillons avaientpu élire domicile. Et des visites à faire, dans de vieilles maisonscurieuses, à toutes les bonnes femmes du voisinage, – qui l’étédernier m’avaient comblé, comme par redevance, des plus délicieuxraisins de leurs vignes ; – une certaine madame Jeannesurtout, vieille paysanne riche, qui s’était prise d’adoration pourmoi, qui faisait toutes mes volontés, et qui, chaque fois qu’ellepassait, revenant du lavoir comme Nausicaa, roulait d’impayablesregards en coulisse du côté de la maison de mon oncle, à monintention… Et les vignes et les bois d’alentour, et tous lessentiers de montagnes, et Castelnau là-bas, dressant ses tourscrénelées sur son piédestal de châtaigniers et de chênes,m’appelant dans ses ruines !…

Où courir d’abord, et comment se lasser d’untel pays !

La mer, où du reste on ne me conduisaitpresque plus, en était même pour le moment complètementoubliée.

Après ces deux mois charmants, la péniblerentrée des classes, à laquelle je ne pouvais m’empêcher de songer,devait avoir pour grande diversion le retour de mon frère. Sesquatre ans n’étaient pas tout à fait révolus, mais nous savionsqu’il venait déjà de quitter l’« île mystérieuse » pournous revenir, et nous l’attendions en octobre. Pour moi, ce seraitpresque une connaissance entièrement à faire ; je m’inquiétaisde savoir s’il m’aimerait en me revoyant, s’il me trouverait à songoût, si mille petites choses de moi, – comme par exemple mamanière de jouer Beethoven, – lui plairaient.

Je pensais constamment à son arrivéeprochaine ; je m’en réjouissais tellement et j’en attendais untel changement dans ma vie, que j’en oubliais complètement mafrayeur habituelle de l’automne.

Mais je me proposais aussi de le consulter surmille questions troublantes, de lui confier toutes mes angoissesd’avenir ; et je savais du reste que l’on comptait sur sesavis pour prendre un parti définitif à mon sujet, pour me dirigervers les sciences et décider de ma carrière : là était lepoint noir de son retour.

En attendant cet arrêt redoutable, j’allais aumoins m’amuser et m’étourdir le plus possible sans souci de rien,m’en donner librement et plus que jamais, pendant ces vacances queje considérais comme les dernières de ma vie de petit enfant.

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