Le Roman d’un enfant

LXXIV

Et je le vis à peine aussi, pendant lesquelques semaines agitées qu’il passa parmi nous. De cette période,qui dura si peu, je n’ai que des souvenirs troubles comme on enconserve des choses regardées pendant une course trop rapide.Vaguement je me rappelle un train de vie plus gai et plus jeuneramené à la maison par sa présence. Je me rappelle aussi qu’ilsemblait par instants avoir des préoccupations absorbantes à proposde choses tout à fait en dehors de notre sphère de famille ;peut-être des regrets pour les pays chauds, pour l’« îledélicieuse », ou bien des craintes de trop prochaindépart ?…

Quelquefois je le retenais captivé auprès demon piano, avec cette musique hallucinée de Chopin que je venaistout récemment de découvrir. Il s’en inquiéta même, disant quec’était trop, que cela m’énervait.

Venant à peine d’arriver au milieu de nous, ilse trouvait en situation de juger mieux et il comprenait peut-êtreque je subissais un réel surmenage intellectuel, en fait d’arts’entend ; que Chopin et Peau d’Âne m’étaient aussi dangereuxl’un que l’autre ; que je devenais d’un raffinement excessif,malgré mes accès incohérents d’enfantillage, et que presque tousmes jeux étaient des jeux de rêve. Un jour donc, il décréta, à magrande joie, qu’il fallait me faire monter à cheval ; mais cefut le seul changement laissé par son passage dans mon éducation.Quant à ces graves questions d’avenir que je voulais tant traiteravec lui, je les reculais toujours, effrayé d’aborder ces sujets,préférant gagner du temps, ne pas prendre de décision encore etprolonger pour ainsi dire mon enfance.

Cela ne pressait pas, du reste, puisqu’ilétait pour des années avec nous…

… Et un beau matin, quand on comptait si bienle garder, l’ordre lui arriva du ministère de la Marine avec unnouveau grade, de partir sans délai pour l’Extrême-Orient où uneexpédition s’organisait.

Après quelques journées encore, qui sepassèrent en préparatifs pour cette campagne imprévue, il s’enalla, comme emporté par un coup de vent.

Les adieux cependant furent moins tristescette fois, parce que son absence, pensions-nous, ne durerait quedeux années… En réalité, c’était son départ éternel, et on devaitjeter son corps quelque part là-bas au fond de l’océan Indien, versle milieu du golfe de Bengale …

Quand il fut parti, le bruit de la voiture quil’emportait s’entendant encore, ma mère se tourna vers moi avec uneexpression de regard qui d’abord m’attendrit jusqu’aux fibresprofondes ; et puis elle m’attira à elle, en disant, d’unaccent de complète confiance : « Grâce à Dieu, au moinsnous te garderons, toi ! » Me garder moi !… On megarderait !… Oh !… je baissai la tête, en détournant mesyeux qui durent changer et devenir un peu sauvages. Je ne trouvaisplus un mot ni une caresse pour répondre à ma mère.

Cette confiance si sereine de sa part mefaisait mal, car, précisément, en entendant ce qu’elle venait de medire : « Nous te garderons, toi ! » jecomprenais pour la première fois de ma vie tout le chemin déjàparcouru dans ma tête par ce projet à peine conscient de m’en alleraussi, de m’en aller même plus loin que mon frère, et plus partout,par le monde entier.

Cette Marine m’épouvantait toujourspourtant ; je ne l’aimais pas encore, oh ! non ;rien qu’y penser faisait saigner mon cœur de petit être tropattaché au foyer, trop enlacé de mille liens très doux. Puisd’ailleurs, comment avouer à mes parents une telle idée, commentleur faire cette peine, et entrer ainsi en rébellion contreeux !… Mais renoncer à cela, se confiner tout le temps dans unmême lieu, passer sur la terre et n’en rien voir, quel avenir dedésenchantement ; à quoi bon vivre, à quoi bon grandir,alors ?…

Et dans ce salon vide, où les fauteuilsdérangés, une chaise tombée, laissaient l’impression triste desdéparts, tandis que j’étais là, tout près de ma mère, serré contreelle, mais les yeux toujours détournés et l’âme en détresse, jerepensais tout à coup au journal de bord de ces marins d’autrefois,lu au soleil couchant, le printemps dernier à la Limoise ; lespetites phrases, écrites d’une encre jaunie sur le papier ancien,me revinrent lentement l’une après l’autre, avec un charme berceuret perfide comme doit être celui des incantations demagie :

« Beau temps… belle mer… légère brise desud-est… Des bancs de dorades… passent par bâbord. » Et avecun frisson de crainte presque religieuse, d’extase panthéiste, jevis en esprit tout autour de moi le morne et infiniresplendissement bleu du Grand Océan austral.

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