Le Roman d’un enfant

XXXIV

Dans ce qui précède, je n’ai pas assez parléde cette Limoise, qui fut le lieu de ma première initiation auxchoses de la nature. Toute mon enfance est intimement liée à cepetit coin du monde, à ses vieux bois de chênes, à son sol pierreuxque recouvrent des tapis de serpolet, ou des bruyères.

Pendant dix ou douze étés rayonnants, j’ypassais tous mes jeudis d’écolier, et de plus j’en rêvais, d’unjeudi à l’autre, pendant les ennuyeux jours du travail.

Dès le mois de mai, nos amis les D***s’installaient dans cette maison de campagne, avec Lucette, pour yrester, après les vendanges, jusqu’aux premières fraîcheursd’octobre, – et on m’y conduisait régulièrement tous les mercredissoir.

Rien que de s’y rendre me paraissait déjà unechose délicieuse. Très rarement en voiture – car elle n’était guèrequ’à cinq ou six kilomètres, cette Limoise, bien qu’elle me semblâttrès loin, très perdue dans les bois.

C’était vers le sud, dans la direction despays chauds.

(J’en aurais trouvé le charme moins grand sic’eût été du côté du nord.) Donc, tous les mercredis soir, audéclin du soleil, à des heures variables suivant les mois, jepartais de la maison en compagnie du frère aîné de Lucette, grandgarçon de dix-huit ou vingt ans qui me faisait l’effet alors d’unhomme d’âge mûr. Autant que possible, je marchais à son pas, plusvite par conséquent que dans mes promenades habituelles avec monpère et ma sœur ; nous descendions par les tranquillesquartiers bas, pour passer devant cette vieille caserne desmatelots dont les bruits bien connus de clairons et de tamboursvenaient jusqu’à mon musée, les jours de vent de sud ; puisnous franchissions les remparts, par la plus ancienne et la plusgrise des portes, – une porte assez abandonnée, où ne passent plusguère que des paysans, des troupeaux, – et nous arrivions enfin surla route qui mène à la rivière.

Deux kilomètres d’une avenue bien droite,bordée en ce temps-là de vieux arbres rabougris, qui étaientabsolument jaunes de lichen et qui portaient tous la chevelureinclinée vers la gauche, à cause des vents marins, soufflantconstamment de l’ouest dans les grandes prairies videsd’alentour.

Pour les gens qui ont sur le paysage des idéesde convention, et auxquels il faut absolument le site de vignette,l’eau courante entre des peupliers et la montagne surmontée duvieux château, pour ces gens-là, il est admis d’avance que cettepauvre route est très laide.

Moi, je la trouve exquise, malgré les lignesunies de son horizon. De droite et de gauche, rien cependant, rienque des plaines d’herbages où des troupeaux de bœufs se promènent.Et en avant, sur toute l’étendue du lointain, quelque chose quisemble murer les prairies, un peu tristement, comme un longrempart : c’est l’arête du plateau pierreux d’en face, au basduquel la rivière coule ; c’est l’autre rive, plus élevée quecelle-ci et d’une nature différente, mais aussi plane, aussimonotone. Et dans cette monotonie réside précisément pour moi lecharme très incompris de nos contrées ; sur de grands espaces,souvent la tranquillité de leurs lignes est ininterrompue etprofonde.

Dans nos environs, cette vieille route est dureste celle que j’aime le plus, probablement parce que beaucoup demes petits rêves d’écolier sont restés posés sur ses lointainsplats, où de temps en temps il m’arrive de les retrouver encore…Elle est la seule aussi qu’on ne m’ait pas défigurée avec desusines, des bassins ou des gares. Elle est absolument à moi, sansque personne s’en doute, ni ne songe par conséquent à m’encontester la propriété.

La somme de charme que le monde extérieur nousfait l’effet d’avoir, réside en nous-mêmes, émane denous-mêmes ; c’est nous qui la répandons, – pour nous seuls,bien entendu, – et elle ne fait que nous revenir. Mais je n’ai pascru assez tôt à cette vérité pourtant bien connue. Pendant mespremières années toute cette somme de charme était donc localiséedans les vieux murs ou les chèvrefeuilles de ma cour, dans nossables de l’île, dans nos plaines d’herbages ou de pierres.

Plus tard, en éparpillant cela partout, jen’ai réussi qu’à en fatiguer la source. Et j’ai, hélas !beaucoup décoloré, rapetissé à mes propres yeux ce pays de monenfance – qui est peut-être celui où je reviendrai mourir ; jen’arrive plus que par instants et par endroits à m’y faire lesillusions de jadis ; j’y suis poursuivi, naturellement, par detrop écrasants souvenirs d’ailleurs…

… J’en étais à dire que, tous les mercredissoir, je prenais, d’un pas joyeux, cette route-là pour me dirigervers cette assise lointaine de rochers qui fermait là-bas lesprairies, vers cette région des chênes et des pierres, où laLimoise est située et que mon imagination d’alors grandissaitétrangement.

La rivière qu’il fallait traverser était aubout de l’avenue si droite de ces vieux arbres, que rongeaient leslichens couleur d’or et que tourmentaient les vents d’ouest. Trèschangeante, cette rivière, soumise aux marées et à tous lescaprices de l’Océan voisin. Nous la passions dans un bac ou dansune yole, toujours avec les mêmes bateliers de tout temps connus,anciens matelots aux barbes blanches et aux figures noircies desoleil.

Sur l’autre rive, la rive des pierres, j’avaisl’illusion d’un recul subit de la ville que nous venions de quitteret dont les remparts gris se voyaient encore ; dans ma petitetête, les distances s’exagéraient brusquement, les lointainsfuyaient. C’est qu’aussi tout était changé, le sol, les herbes, lesfleurettes sauvages et les papillons qui venaient s’y poser ;rien n’était plus ici comme dans ces abords de la ville, marais etprairies, où se faisaient mes promenades des autres jours de lasemaine. Et ces différences que d’autres n’auraient pas aperçuesdevaient me frapper et me charmer beaucoup, moi qui perdais montemps à observer si minutieusement les plus infimes petites chosesde la nature, qui m’abîmais dans la contemplation des moindresmousses. Même les crépuscules de ces mercredis avaient je ne saisquoi de particulier que je définissais mal ; généralement, àl’heure où nous arrivions sur cette autre rive, le soleil secouchait, et, ainsi regardé, du haut de l’espèce de plateausolitaire où nous étions, il me paraissait s’élargir plus que decoutume, tandis que s’enfonçait son disque rouge derrière lesplaines de hauts foins que nous venions de quitter.

La rivière ainsi franchie, nous laissions toutde suite la grand route pour prendre des sentiers à peine tracés,dans une région, odieusement profanée aujourd’hui mais exquise ence temps-là, qui s’appelait « les Chaumes ».

Ces Chaumes étaient un bien communal,dépendant d’un village dont on apercevait là-bas l’antiqueéglise.

N’appartenant donc à personne, ils avaient pugarder intacte leur petite sauvagerie relative. Ils n’étaientqu’une sorte de plateau de pierre d’un seul morceau, légèrementondulé et couvert d’un tapis de plantes sèches, courtes, odorantes,qui craquaient sous les pas ; tout un monde de minusculespapillons, de microscopiques mouches, vivait là, bizarrementcoloré, sur des fleurettes rares.

On rencontrait aussi quelquefois des troupeauxde moutons, avec des bergères qui les gardaient, bien pluspaysannes, plus noircies au grand air que celles des environs de laville. Et ces Chaumes mélancoliques, brûlés de soleil, étaient pourmoi comme le vestibule de la Limoise ; ils en avaient déjà leparfum de serpolet et de marjolaine.

Au bout de cette petite lande apparaissait lehameau du Frelin. – Or, j’aimais ce nom de Frelin, il me semblaitdériver de ces gros frelons terribles des bois de la Limoise, quinichaient dans le cœur de certains chênes et qu’on détruisait auprintemps en allumant de grands feux alentour. Trois ou quatremaisonnettes composaient ce hameau. Toutes basses, comme c’estl’usage dans nos pays, elles étaient vieilles, vieilles,grisâtres ; des fleurons gothiques, des blasons à moitiéeffacés surmontaient leurs petites portes rondes.

Presque toujours entrevues à la même heure, àla lumière mourante, à la tombée du crépuscule, elles évoquaientdans mon esprit le mystère du temps passé ; surtout ellesattestaient l’antiquité de ce sol rocheux, très antérieur à nosprairies de la ville qui ont été gagnées sur la mer, et où rien neremonte beaucoup plus loin que l’époque de Louis XIV.

Après le Frelin, je commençais à regarder enavant de moi dans les sentiers, car en général on ne tardait pas àapercevoir Lucette, venant à notre rencontre, en voiture ou à pied,avec son père ou sa mère. Et dès que je l’avais reconnue, jeprenais ma course pour aller l’embrasser.

On franchissait le village, en longeantl’église – une antique petite merveille, du XIIe siècle, du styleroman le plus reculé et le plus rare ; – alors, le crépuscules’éteignant toujours, on voyait surgir devant soi une haute bandenoire : les bois de la Limoise, composés surtout de chênesverts, dont le feuillage est si sombre. Puis on s’engageait dansles chemins particuliers du domaine ; on passait devant lepuits où les bœufs attendaient leur tour pour boire. Et enfin onouvrait le vieux petit portail ; on pénétrait dans la premièrecour, espèce de préau d’herbe, déjà plongé dans l’ombre tout à faitobscure de ses arbres de cent ans.

L’habitation était entre cette cour et ungrand jardin un peu à l’abandon, qui confinait aux bois de chênes.En entrant dans les appartements très anciens, aux muraillespeintes à la chaux blanche et aux boiseries d’autrefois, jecherchais d’abord des yeux ma papillonnette, toujours accrochée àla même place, prête pour les chasses du lendemain…

Après dîner, on allait généralement s’asseoirau fond du jardin, sur les bancs d’un berceau adossé aux vieux mursd’enceinte, – adossé à tout l’inconnu de la campagne noire oùchantaient les hiboux des bois.

Et tandis qu’on était là, dans la belle nuittiède semée d’étoiles, dans le silence sonore plein de musiques degrillons, tout à coup une cloche commençait à tinter, très loinmais très clair, là-bas dans l’église du village.

Oh ! l’Angelus d’Échillais, entendu dansce jardin, par ces beaux soirs d’autrefois ! Oh ! le sonde cette cloche, un peu fêlée mais argentine encore, comme ces voixtrès vieilles, qui ont été jolies et qui sont restées douces !Quel charme de passé, de recueillement mélancolique et de paisiblemort, ce son-là venait répandre dans l’obscurité limpide de lacampagne !…

Et la cloche tintait longtemps, inégale dansle lointain, tantôt assourdie, tantôt rapprochée, au gré dessouffles tièdes qui remuaient l’air. Je songeais à tous les gensqui devaient l’écouter, dans les fermes isolées ; je songeaissurtout aux endroits déserts d’alentour, où il n’y avait personnepour l’entendre, et un frisson me venait à l’idée des bois prochesvoisins, où sans doute les dernières vibrations devaientmourir…

Un conseil municipal, composé d’espritssupérieurs, après avoir affublé le pauvre vieux clocher roman d’unepotence avec un drapeau tricolore, a supprimé maintenant cetAngelus. Donc, c’est fini ; on n’entendra plus jamais, lessoirs d’été, cet appel séculaire…

Aller se coucher ensuite était une chose trèségayante, surtout avec la perspective du lendemain jeudi quiprédisposait à s’amuser de tout. J’aurais sans doute eu peur, dansles chambres d’amis qui étaient au rez-de-chaussée de la grandemaison solitaire ; aussi, jusqu’à ma douzième annéem’installait-on en haut, dans l’immense chambre de la mère deLucette, derrière des paravents qui me faisaient un logisparticulier. Dans mon réduit se trouvait une bibliothèque Louis XV,vitrée, remplie de livres de navigation du siècle dernier, dejournaux de marine fermés depuis cent ans. Et sur la chaux blanchedu mur, il y avait, tous les étés, les mêmes imperceptibles petitspapillons, qui entraient dans le jour par les fenêtres ouvertes etqui dormaient là posés, les ailes étendues. Des incidents, quicomplétaient la soirée, survenaient toujours au moment où on allaits’endormir : une intempestive chauve-souris qui faisait sonentrée, tournoyant comme une folle autour des flambeaux ; ouune énorme phalène bourdonnante qu’il fallait chasser avec unaranteloir. Ou bien encore, quelque orage se déchaînait,tourmentant les arbres voisins qui battaient le mur de leursbranches ; rouvrant les vieilles fenêtres qu’on avait fermées,ébranlant tout !

J’ai un souvenir effrayant et magnifique deces orages de la Limoise, tels qu’ils m’apparaissaient, à cetteépoque où tout était plus grand qu’aujourd’hui et palpitait d’unevie plus intense…

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