Le Roman d’un enfant

IX

Deux enfants, deux tout petits, assis bienprès l’un de l’autre, sur des tabourets bas, dans une grandechambre qui s’emplissait d’ombre à l’approche d’un crépuscule demars. Deux tout petits de cinq à six ans, en pantalons courts,blouses et tabliers blancs par-dessus, à la mode de cetemps-là ; bien tranquilles, après avoir fait le diable,s’amusant dans un coin avec des crayons et des bouts de papier, –l’esprit inquiété d’une vague crainte cependant, à cause de lalumière mourante.

Des deux bébés, un seul dessinait, c’étaitmoi.

L’autre – un ami invité pour la journée parexception – regardait faire, du plus près qu’il pouvait.

Avec difficulté, mais en confiance cependant,il suivait les fantaisies de mon crayon, que je prenais soin de luiexpliquer à mesure. Et, de fait, les explications devaient êtrenécessaires, car j’exécutais deux compositions de sentiment quej’intitulais, l’une, le Canard heureux ; l’autre, le Canardmalheureux.

La chambre où cela se passait avait dû êtremeublée vers 1805, quand s’était mariée la pauvre très vieillegrand-mère qui L’habitait encore et qui, ce soir-là, assise dansson fauteuil de forme Directoire, chantait toute seule sans prendregarde à nous.

C’est confusément que je m’en souviens decette grand-mère, car sa mort est survenue peu après ce jour. Etcomme je ne rencontrerai même plus guère son image vivante dans lecours de ces notes, je vais ouvrir ici une parenthèse pourelle.

Il paraît que jadis, au milieu de toutessortes d’épreuves, elle avait été une vaillante et admirable mère.Après des revers comme on en éprouvait en ces temps-là, ayant perduson mari tout jeune à la bataille de Trafalgar, et ensuite son filsaîné au naufrage de la Méduse, elle s’était mise résolument àtravailler pour élever son second fils – mon père – jusqu’au momentoù, lui, avait pu en échange l’entourer de soins et de bien-être.Vers ses quatre-vingts ans (qui n’étaient pas loin de sonner quandje vins au monde) l’enfance sénile avait tout à coup terrassé sonintelligence ; je ne l’ai donc guère connue qu’ainsi, lesidées perdues, l’âme absente. Elle s’arrêtait longuement devantcertaine glace, pour causer, sur le ton le plus aimable, avec sonpropre reflet qu’elle appelait « ma bonne voisine », ou« mon cher voisin ». Mais sa folie consistait surtout àchanter avec une exaltation excessive, la Marseillaise, laParisienne, le Chant du Départ, tous les grands hymnes detransition qui, au temps de sa jeunesse, avaient passionné laFrance ; cependant elle avait été très calme, à ces époquesagitées, ne s’occupant que de son intérieur et de son fils, – et ontrouvait d’autant plus singulier cet écho tardif des grandestourmentes d’alors, éveillé au fond de sa tête à l’heure oùs’accomplissait pour elle le noir mystère de la désorganisationfinale. Je m’amusais beaucoup à l’écouter ; souvent j’enriais, – bien que sans moquerie irrévérencieuse, – et jamais ellene me faisait peur, parce qu’elle était restée absolumentjolie : des traits fins et réguliers, le regard bien doux, demagnifiques cheveux à peine blancs, et, aux joues, ces délicatescouleurs de rose séchée que les vieillards de sa génération avaientsouvent le privilège de conserver. Je ne sais quoi de modeste, dediscret, de candidement honnête était dans toute sa petite personneencore gracieuse, que je revois le plus souvent enveloppée d’unchâle de cachemire rouge et coiffée d’un bonnet de l’ancien temps àgrandes coques de ruban vert.

Sa chambre, où j’aimais venir jouer parcequ’il y avait de l’espace et qu’il y faisait soleil toute l’année,était d’une simplicité de presbytère campagnard : des meublesdu Directoire en noyer ciré, le grand lit drapé d’une épaissecotonnade rouge ; des murs peints à l’ocre jaune, auxquelsétaient accrochées, dans des cadres d’or terni, des aquarellesreprésentant des vases et des bouquets. De très bonne heure, je merendais compte de tout ce que cette chambre avait d’humble etd’ancien dans son arrangement ; je me disais même que la bonnevieille aïeule aux chansons devait être beaucoup moins riche quemon autre grand-mère, plus jeune d’une vingtaine d’années ettoujours vêtue de noir, qui m’imposait bien davantage…

À présent, je reviens à mes deux compositionsau crayon, les premières assurément que j’aie jamais jetées sur lepapier : ces deux canards, occupant des situations sociales sidifférentes.

Pour le Canard heureux j’avais représenté,dans le fond du tableau, une maisonnette et, près de l’animallui-même, une grosse bonne femme qui l’appelait pour lui donner àmanger.

Le Canard malheureux, au contraire, nageaitseul, abandonné sur une sorte de mer brumeuse que figuraient deuxou trois traits parallèles, et, dans le lointain, on apercevait lescontours d’un morne rivage. Le papier mince, feuillet arraché àquelque livre, était imprimé au revers, et les lettres, les lignestransparaissaient en taches grisâtres qui subitement produisirent àmes yeux l’impression des nuages du ciel ; alors ce petitdessin, plus informe qu’un barbouillage d’écolier sur un mur declasse, se compléta étrangement de ces taches du fond, prit tout àcoup pour moi une effrayante profondeur ; le crépusculeaidant, il s’agrandit comme une vision, se creusa au loin comme lessurfaces pâles de la mer. J’étais épouvanté de mon œuvre, ydécouvrant des choses que je n’y avais certainement pas mises etqui d’ailleurs devaient m’être à peine connues. – « Oh !disais-je avec exaltation, la voix toute changée, à mon petitcamarade qui ne comprenait pas du tout ; oh ! vois-tu… jene peux pas le regarder ! » Je le cachais sous mesdoigts, ce dessin, mais j’y revenais toujours. Et le regardais siattentivement au contraire, qu’aujourd’hui, après tant d’années, jele revois encore tel qu’il m’apparut là, transfiguré : unelueur traînait sur l’horizon de cette mer si gauchement esquissée,le reste du ciel était chargé de pluie, et cela me semblait être unsoir d’hiver par grand vent ; le canard malheureux, seul, loinde sa famille et de ses amis, se dirigeait (sans doute pour s’yabriter pendant la nuit) vers ce rivage brumeux là-bas, sur lequelpesait la plus désolée tristesse… Et certainement, pendant uneminute furtive, j’eus la prescience complète de ces serrements decœur que je devais connaître plus tard au cours de ma vie de marin,lorsque, par les mauvais temps de décembre, mon bateau entrerait lesoir, pour s’abriter jusqu’au lendemain, dans quelque baieinhabitée de la côte bretonne, ou bien et surtout, aux crépusculesde l’hiver austral, vers les parages de Magellan, quand nousviendrions chercher un peu de protection pour la nuit auprès de cesterres perdues qui sont là-bas, aussi inhospitalières, aussiinfiniment désertes que les eaux d’alentour…

Quand l’espèce de vision fut partie, dans lagrande chambre nue et envahie d’ombre où ma grand-mère chantait, jeme retrouvai, comme devant, un tout petit être n’ayant encore rienvu du vaste monde, ayant peur sans savoir de quoi, et ne comprenantmême plus bien comment l’envie de pleurer lui était venue.

Depuis, j’ai souvent remarqué du reste que desbarbouillages rudimentaires tracés par des enfants, des tableauxaux couleurs fausses et froides, peuvent impressionner beaucoupplus que d’habiles ou géniales peintures, par cela précisémentqu’ils sont incomplets et qu’on est conduit, en les regardant, à yajouter mille choses de soi-même, mille choses sorties des tréfondsinsondés et qu’aucun pinceau ne saurait saisir.

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