Le Roman d’un enfant

XLIV

Comme devoirs de vacances on m’avaitsimplement imposé de lire Télémaque (mon éducation, on le voit,avait des côtés un peu surannés). C’était dans une petite éditiondu XVIIe siècle, en plusieurs volumes. Et, par extraordinaire, celane m’ennuyait pas trop ; je voyais assez nettement la Grèce,la blancheur de ses marbres sous son ciel pur, et mon esprits’ouvrait à une conception de l’antiquité qui était bien pluspaïenne sans doute que celle de Fénelon : Calypso et sesnymphes me charmaient…

Pour lire, je m’isolais des petits Peyralquelques instants chaque jour, dans deux endroits deprédilection : le jardin de mon oncle et son grenier.

Sous la haute toiture Louis XIII, dans toutela longueur de la maison, s’étendait ce grenier immense, auxlucarnes toujours fermées, constamment obscur.

Les vieilleries des siècles passés, quidormaient là, sous de la poussière et des arantèles, m’avaientattiré dès les premiers jours ; puis, peu à peu, j’avais prisl’habitude d’y monter clandestinement, avec mon Télémaque, après ledîner de midi, sûr qu’on ne viendrait pas m’y chercher. À cetteheure d’ardent soleil, il semblait, par contraste, qu’il y fitpresque nuit. J’ouvrais sans bruit l’auvent d’une des lucarnes,d’où jaillissait alors un flot d’éblouissante lumière ; puis,m’avançant sur le toit, je m’accoudais contre les vieilles ardoiseschaudes garnies de mousses dorées, et je me mettais à lire. Àportée de ma main, séchaient sur ce même toit des milliers deprunes d’Agen, provisions d’hiver étalées dans des claies enroseaux ; surchauffées au soleil, ridées, cuites et recuites,elles étaient exquises ; elles embaumaient tout le grenier deleur odeur ; et des abeilles, des guêpes, qui en mangeaient àdiscrétion comme moi, tombaient alentour, les pattes en l’air,pâmées d’aise et de chaleur. Et, sur tous les toits centenaires duvoisinage, entre tous les vieux pignons gothiques, d’autres claiessemblables apparaissaient, jusque dans le lointain, couvertes desmêmes prunes, visitées par les mêmes bourdonnantes abeilles.

On voyait aussi, en enfilade, les deux ruesqui aboutissaient à la maison de mon oncle ; bordées demaisons du Moyen Âge, elles se terminaient chacune par une porteogivale percée dans le haut mur d’enceinte en pierres rouges. Toutle village était alourdi et chaud, silencieux dans la torpeur dumidi d’été ; on n’entendait que le bruit confus desinnombrables poules et des innombrables canards, picorant lesimmondices desséchées des rues. Et au loin, les montagnes, inondéesde soleil, s’élevaient dans l’immobile ciel bleu.

Je lisais Télémaque à très petitesdoses ; trois ou quatre pages suffisaient à ma curiosité, etmettaient du reste ma conscience en repos pour la journée ;puis, vite je descendais retrouver mes petits amis, et nouspartions ensemble pour les vignes et pour les bois.

Ce jardin de mon oncle, dont je faisais aussiun lieu de retraite, n’attenait pas à la maison ; il était,comme tous les autres jardins, situé en dehors des rempartsgothiques du village. Des murs assez hauts l’entouraient, et on yentrait par une antique porte ronde que fermait une énorme clef. Àcertains jours, j’allais m’isoler là, emportant Télémaque et mapapillonnette.

Il y avait plusieurs pruniers, d’où tombaient,trop mûres, sur la terre brûlante, ces mêmes délicieuses prunesqu’on mettait sécher sur les toits ; le long des vieillesallées couraient des vignes dont les raisins musqués étaientdévorés par des légions de mouches et d’abeilles. Et tout le fond,– car il était très grand, ce jardin, – était abandonné à desluzernes, comme un simple champ.

Le charme de ce vieux verger était de s’ysentir enclos, enfermé à double tour, absolument seul dans beaucoupd’espace et de silence.

Et enfin il me faut parler de certain berceauqui s’y trouvait et où se passa, deux étés plus tard, le faitcapital de ma vie d’enfant. Il était adossé au mur d’enceinte etcouvert d’une treille de muscat toujours grillée par le soleil. Ilme donnait, sans que je pusse bien définir pourquoi, une impressionde « pays chaud ». (Et en effet, dans des jardinets descolonies, j’ai vraiment retrouvé plus tard ces mêmes senteurslourdes et ces mêmes aspects.) Il était visité de temps en tempspar des papillons rares, jamais rencontrés ailleurs, qui, vus deface, étaient tout simplement jaunes et noirs, mais qui, regardésen côté, luisaient de beaux reflets de métal bleu, tout à faitcomme ces exotiques de la Guyane, piqués dans les vitrines del’oncle au musée. Très méfiants, très difficiles à attraper, ils seposaient un instant sur les graines parfumées des muscats, puis sesauvaient par-dessus le mur ; moi, alors, mettant un pied dansune brèche des pierres, je me hissais jusqu’au faîte, pour lesregarder fuir, à travers la campagne accablée et silencieuse ;et je restais là un long moment accoudé en contemplation deslointains : tout autour de l’horizon s’élevaient les montagnesboisées, ayant çà et là des débris de châteaux, des tours féodalessur leurs cimes ; et en avant, au milieu des champs de maïs oude blé noir, apparaissait le domaine de Borie, avec son vieuxporche cintré, le seul des environs qui fût blanchi à la chauxcomme une entrée de ville d’Afrique.

Ce domaine, m’avait-on dit, appartenait auxpetits de Sainte-Hermangarde, de futurs compagnons de jeux dont onm’annonçait l’arrivée prochaine, mais que je redoutais presque devoir venir, tant ma bande avec les petits Peyral me semblaitsuffisante et bien choisie.

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