Le Roman d’un enfant

LIII

– Apporte-moi, je te prie, le… deuxième… non,le troisième… tiroir de ma chiffonnière.

C’est maman qui parle, s’amusant elle-même deces tiroirs qu’elle me demande chaque jour depuis des années, – etquelquefois pour le seul plaisir de me les demander, sans en avoirun besoin bien réel. (C’était un des premiers services que j’avaissu lui rendre étant tout petit : lui apporter suivant les casl’un ou l’autre de ces tiroirs en miniature. Et la tradition nousen est longtemps restée.) À l’époque de ma vie où j’en suis arrivé,c’est généralement le soir que se passe cette promenade de tiroirs,à mon retour du collège, quand déjà le jour baisse ; maman estassise à sa place accoutumée, causant ou brodant près de safenêtre, sa corbeille à ouvrage devant elle ; et lachiffonnière, dont les différents compartiments lui deviennent tourà tour utiles, est située assez loin, dans l’antichambre.

Une chiffonnière Louis XV, bien vénérable pouravoir appartenu à nos grand-grands-mères. On y trouve de trèsanciennes petites boîtes peinturlurées qui ont dû être là de touttemps et que les doigts des aïeules touchaient sans doute chaquejour. Il va sans dire que je connais tous les secrets de cescompartiments maintenus dans un ordre immuable ; il y al’étage des soies, qui sont classées dans des sacs en rubans ;il y a celui des aiguilles, celui des petites soutaches et celuides petits crochets. Et l’arrangement de ces choses est tel encoresans doute que l’avaient conçu les aïeules dont ma mère a continuéla sainte activité.

Apporter ces tiroirs de chiffonnière, a étéune des joies, un des orgueils de ma première enfance, et rien n’achangé dans leur organisation depuis cette époque-là. Ils m’ontinspiré de tout temps le plus tendre respect ; ils sontabsolument mêlés pour moi à l’image de ma mère et à tout ce que cesmains bienfaisantes, si agiles au travail, ont fabriqué de joliespetites choses, – jusqu’à la dernière de ses broderies, qui fut unmouchoir pour moi.

Vers mes dix-sept ans, après de terriblesrevers – à une époque tourmentée que ce récit n’embrassera pas,mais dont je puis bien parler puisque j’ai déjà tant de fois, dansde précédents chapitres, empiété sur l’avenir – il m’a fallu,pendant quelques mois, envisager la terreur de me séparer de cettemaison familiale et de ce qu’elle contenait de si précieux ;alors, dans les moments où je me mettais à passer en revue, avec unrecueillement funèbre, tous les souvenirs qui allaient m’êtrearrachés, une de mes cruelles angoisses était de me dire :« Jamais plus je ne reverrai l’antichambre où était cettechiffonnière, jamais plus je ne pourrai apporter à maman ces cherstiroirs… » Et sa corbeille à ouvrage, toujours celled’autrefois, que je l’ai priée de ne jamais changer, même malgré unpeu d’usure, – et les différents petits bibelots qui s’y trouvent,étuis, boîtes pour les aiguilles, écrous pour tenir lesbroderies ! – L’idée que je pourrai connaître un temps où lesmains bien-aimées qui touchent journellement ces choses ne lestoucheront jamais plus, m’est une épouvante horrible contrelaquelle je ne me sens aucun courage. Tant que je vivrai,évidemment, on conservera tout tel quel, dans une tranquillité dereliques ; mais après, à qui écherra cet héritage qu’on necomprendra plus ; que deviendront ces pauvres petits riens queje chéris ?

Cette corbeille à ouvrage de maman et cestiroirs de chiffonnière, c’est sans doute ce que j’abandonneraiavec le plus de mélancolie et d’inquiétude, quand il faudra m’enaller de ce monde…

Très puéril en vérité, et j’en suisconfus ; – cependant je crois que je pleure presque, enécrivant cela…

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