Le Roman d’un enfant

II

Comme si c’était d’hier, je me rappelle lesoir où, marchant déjà depuis quelque temps, je découvris tout àcoup la vraie manière de sauter et de courir, et me grisai jusqu’àtomber, de cette chose délicieusement nouvelle.

Ce devait être au commencement de mon secondhiver, à l’heure triste où la nuit vient. Dans la salle à manger dema maison familiale – qui me paraissait alors un lieu immense –j’étais, depuis un moment sans doute, engourdi et tranquille sousl’influence de l’obscurité envahissante. Pas encore de lampeallumée nulle part. Mais, l’heure du dîner approchant, une bonnevint, qui jeta dans la cheminée, pour ranimer les bûches endormies,une brassée de menu bois.

Alors ce fut un beau feu clair, subitement unebelle flambée joyeuse illuminant tout, et un grand rond lumineux sedessina au milieu de l’appartement, par terre, sur le tapis, surles pieds des chaises, dans ces régions basses qui étaientprécisément les miennes.

Et ces flammes dansaient, changeaient,s’enlaçaient, toujours plus hautes et plus gaies, faisant monter etcourir le long des murailles les ombres allongées des choses…Oh ! alors je me levai tout droit, saisi d’admiration… car jeme souviens à présent que j’étais assis, aux pieds de magrand-tante Berthe (déjà très vieille en ce temps-là), quisommeillait à demi dans sa chaise, près d’une fenêtre par oùfiltrait la nuit grise ; j’étais assis sur une de ces hauteschaufferettes d’autrefois, à deux étages, si commodes pour les toutpetits enfants qui veulent faire les câlins, la tête sur les genouxdes grands-mères ou des grands-tantes… Donc, je me levai, enextase, et m’approchai de la flamme ; puis, dans le cerclelumineux qui se dessinait sur le tapis, je me mis à marcher enrond, à tourner, à tourner toujours plus vite, et enfin, sentanttout à coup dans mes jambes une élasticité inconnue, quelque chosecomme une détente de ressorts, j’inventai une manière nouvelle ettrès amusante de faire : c’était de repousser le sol bienfort, puis de le quitter des deux pieds à la fois pendant unedemi-seconde, – et de retomber, – et de profiter de l’élan pourm’élever encore, et de recommencer toujours, pouf pouf, en faisantbeaucoup de bruit par terre, et en sentant dans ma tête un petitvertige particulier très agréable… De ce moment, je savais sauter,je savais courir !

J’ai la conviction que c’était bien lapremière fois, tant je me rappelle nettement mon amusement extrêmeet ma joie étonnée.

– Ah ! mon Dieu, mais qu’est-ce qu’il ace petit, ce soir ? disait ma grand-tante Berthe un peuinquiète.

Et j’entends encore le son de sa voixbrusque.

Mais je sautais toujours. Comme ces petitesmouches étourdies, grisées de lumière, qui tournoient le soirautour des lampes, je sautais toujours dans ce rond lumineux quis’élargissait, se rétrécissait, se déformait, dont les contoursvacillaient comme les flammes.

Et tout cela m’est encore si bien présent, quej’ai gardé dans mes yeux les moindres rayures de ce tapis surlequel la scène se passait. Il était d’une certaine étoffeinusable, tissée dans le pays par les tisserands campagnards, etaujourd’hui tout à fait démodée, qu’on appelait« nouïs ». (Notre maison d’alors était restée telle quema grand-mère maternelle l’avait arrangée lorsqu’elle s’étaitdécidée à quitter l’île pour venir se fixer sur le continent. – Jereparlerai un peu plus tard de cette île qui prit bientôt, pour monimagination d’enfant, un attrait si mystérieux. – C’était unemaison de province très modeste, où se sentait l’austéritéhuguenote, et dont la propreté et l’ordre irréprochables étaient leseul luxe.)

… Dans le cercle lumineux qui, décidément, serétrécissait de plus en plus, je sautais toujours. Mais, tout ensautant, je pensais, et d’une façon intense qui, certainement, nem’était pas habituelle. En même temps que mes petites jambes, monesprit s’était éveillé ; une clarté un peu plus vive venait dejaillir dans ma tête, où l’aube des idées était encore si pâle. Etc’est sans doute à cet éveil intérieur que ce moment fugitif de mavie doit ses dessous insondables ; qu’il doit surtout lapersistance avec laquelle il est resté dans ma mémoire, gravéineffaçablement. Mais je vais m’épuiser en vain à chercher des motspour dire tout cela, dont l’indécise profondeur m’échappe… Voici,je regardais ces chaises, alignées le long des murs, et je merappelais les personnes âgées, grands-mères, grands-tantes ettantes, qui y prenaient place d’habitude, qui tout à l’heureviendraient s’y asseoir… Pourquoi n’étaient-elles pas là ? Ence moment, j’aurais souhaité leur présence autour de moi comme uneprotection.

Elles se tenaient sans doute là-haut, ausecond étage, dans leurs chambres ; entre elles et moi, il yavait les escaliers obscurs, les escaliers que je devinais pleinsd’ombre et qui me faisaient frémir… Et ma mère ?

J’aurais surtout souhaité sa présence àelle ; mais je la savais sortie dehors, dans ces rues longuesdont je ne me représentais pas très bien les extrémités, lesaboutissements lointains. J’avais été moi-même la conduire jusqu’àla porte, en lui demandant : « Tu reviendras,dis ? » Et elle m’avait promis qu’en effet ellereviendrait. (On m’a conté plus tard qu’étant tout petit, je nelaissais jamais sortir de la maison aucune personne de la famille,même pour la moindre course ou visite, sans m’être assuré que sonintention était bien de revenir. « Tu reviendras,dis ? » était une question que j’avais coutume de poseranxieusement après avoir suivi jusqu’à la porte ceux qui s’enallaient.) Ainsi, ma mère était sortie… cela me serrait un peu lecœur de la savoir dehors… Les rues !… J’étais bien content dene pas y être, moi, dans les rues, où il faisait froid, où ilfaisait nuit, où les petits enfants pouvaient se perdre…

Comme on était bien ici, devant ces flammesqui réchauffaient ; comme on était bien, dans sa maison.Peut-être n’avais-je jamais compris cela comme ce soir ;peut-être était-ce ma première vraie impression d’attachement aufoyer – et d’inquiétude triste, à la pensée de tout l’immenseinconnu du dehors. Ce devait être aussi mon premier instantd’affection consciente pour ces figures vénérées de tantes et degrands-mères qui ont entouré mon enfance et que, à cette heure devague anxiété crépusculaire, j’aurais désiré avoir toutes, à leursplaces accoutumées, assises en cercle autour de moi… Cependant lesbelles flammes folles dans la cheminée avaient l’air de semourir : la brassée de menu bois était consumée et, comme onn’avait pas encore allumé de lampe, il faisait plus noir. J’étaisdéjà tombé une fois, sur le tapis de nouïs, sans me faire de mal,et j’avais recommencé de plus belle. Par instants, j’éprouvais unejoie étrange à aller jusque dans les recoins obscurs, où meprenaient je ne sais quelles frayeurs de choses sans nom ;puis à revenir me réfugier dans le cercle de lumière, en regardantavec un frisson si rien n’était sorti derrière moi, de ces coinsd’ombre, pour me poursuivre. Ensuite, les flammes se mourant tout àfait, j’eus vraiment peur ; tante Berthe, trop immobile sur sachaise et dont je sentais le regard seul me suivre, ne me rassuraitplus. Les chaises même, les chaises rangées autour de la salle,commençaient à m’inquiéter, à cause de leurs grandes ombresmouvantes qui, au gré de la flambée à l’agonie, montaient derrièreelles, exagérant la hauteur des dossiers le long des murs. Etsurtout il y avait une porte, entre ouverte sur un vestibule toutnoir – lequel donnait sur le grand salon plus vide et plus noirencore… oh ! cette porte, je la fixais maintenant de mespleins yeux, et, pour rien au monde, je n’aurais osé lui tourner ledos. C’était le début de ces terreurs des soirs d’hiver qui, danscette maison pourtant si aimée, ont beaucoup assombri mon enfance.Ce que je craignais de voir arriver par-là n’avait encore aucuneforme précise ; plus tard seulement, mes visions d’enfantprirent figure. Mais la peur n’en était pas moins réelle etm’immobilisait là, les yeux très ouverts, auprès de ce feu quin’éclairait plus, quand tout à coup, du côté opposé, par une autreporte, ma mère entra… Oh ! alors je me jetai sur elle ;je me cachai la tête, je m’abîmai dans sa robe : c’était laprotection suprême, l’asile où rien n’atteignait plus, le nid desnids où l’on oubliait tout… Et, à partir de cet instant, le fil demon souvenir est rompu, je ne retrouve plus rien.

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