Le Roman d’un enfant

XXXI

Après mes neuf ans révolus, on parla uninstant de me mettre au collège, afin de m’habituer aux misères dece monde, et, tandis que cette question s’agitait en famille, jevécus quelques jours dans la terreur de cette prison-là, dont jeconnaissais de vue les murs et les fenêtres garnies de treillagesen fer.

Mais on trouva, après réflexion, que j’étaisune petite plante trop délicate et trop rare pour subir le contactde ces autres enfants, qui pouvaient avoir des jeux grossiers, devilaines manières ; on conclut donc à me garder encore.

Cependant je fus délivré de M. Ratin. Unbon vieux professeur, à figure ronde, lui succéda, – qui medéplaisait moins, mais avec lequel je ne travaillais pas davantage.L’après-midi, quand approchait l’heure de son arrivée, ayant bâclémes devoirs à la hâte, j’étais toujours posté à ma fenêtre, pour leguetter derrière mes persiennes, avec mon livre de leçons ouvert aupassage qu’il fallait apprendre ; dès que je le voyaispoindre, à un tournant, tout au bout de la rue là-bas, jecommençais à étudier…

Et en général, quand il entrait, je savaisassez pour mériter au moins la note « assez bien » qui neme faisait pas gronder.

J’avais aussi mon professeur d’anglais quivenait tous les matins, – et que j’appelais Aristogiton (je n’aijamais su pourquoi). D’après la méthode Robertson, il me faisaitparaphraser l’histoire du sultan Mahmoud. C’était du reste le seulqui vît clair dans la situation ; sa conviction intime étaitque je ne faisais rien, rien, moins que rien ; mais ilmontrait le bon goût de ne pas se plaindre, et je lui en avais unereconnaissance qui devint bientôt affectueuse.

L’été, pendant les très chaudes journées,c’était dans la cour que je faisais mine de travailler ;j’encombrais, de mes cahiers et de mes livres tachés d’encre, unetable verte abritée sous un berceau de lierre, de vigne et dechèvrefeuille. Et comme on était bien là, pour flâner dans unesécurité absolue : à travers les treillages et les branchesvertes, sans être vu, on voyait de si loin venir les dangers…J’avais toujours soin d’emporter avec moi, dans cette retraite, uneprovision de cerises, ou de raisins, suivant la saison, et vraimentj’aurais passé là des heures de rêverie tout à fait délicieuse, –sans ces remords obstinés qui me revenaient à chaque instant, cesremords de ne pas faire mes devoirs…

Entre les feuillages retombants, j’apercevais,de tout près, ce frais bassin, entouré de grottes lilliputiennes,pour lequel j’avais un culte depuis le départ de mon frère. Sur sapetite surface réfléchissante remuée par le jet d’eau, dansaientdes rayons de soleil, – qui remontaient ensuite obliquement etvenaient mourir à ma voûte de verdure, à l’envers des branches,sous forme de moires lumineuses sans cesse agitées.

Ce berceau était un petit recoin d’ombretranquille, où je me faisais des illusions de vraie campagne ;par-dessus les vieux murs bas j’écoutais chanter les oiseauxexotiques dans les volières de la maman d’Antoinette, et aussi lesoiseaux libres, les hirondelles au rebord des toits, ou les plussimples moineaux, dans les arbres des jardins.

Quelquefois je m’étendais de tout mon long,sur les bancs verts qui étaient là, pour regarder, par les trous duchèvrefeuille, les nuages blancs passer sur le ciel bleu. Jem’initiais aux mœurs intimes des moustiques, qui toute la journéetremblotent sur leurs longues pattes, posés à l’envers desfeuilles. Ou bien je concentrais mon attention captivée sur levieux mur du fond où se passaient, entre insectes, des dramesterribles : des araignées sournoises, brusquement sorties deleur trou, attrapaient de pauvres petites bestioles étourdies, –que je délivrais presque toujours, en intervenant avec un brin depaille.

J’avais aussi, j’oubliais de le dire, lacompagnie d’un vieux chat, tendrement aimé, que j’appelais laSuprématie, et qui fut le compagnon fidèle de mon enfance.

La Suprématie, sachant les heures où je metenais là, arrivait discrètement sur la pointe de ses pattes develours, mais ne sautait sur moi qu’après m’avoir interrogé d’unlong regard.

Il était très laid, le pauvre, tachébizarrement sur une seule moitié de la figure ; de plus, unaccident cruel lui avait laissé la queue de travers, cassée à angledroit. Aussi devint-il bientôt un sujet de continuelle moqueriepour Lucette, chez qui au contraire d’adorables chattes angora sesuccédaient en dynastie.

Quand j’allais la voir, après s’être informéede toutes les personnes de ma famille, elle manquait rarementd’ajouter, avec une impayable condescendance qui suffisait à medonner le fou rire : « Et… ton horreur de chat… est-il enbonne santé, mon enfant ? »

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer