Le Roman d’un enfant

XX

C’est après cette grande maladie, vers lemilieu de l’été, que se place mon plus long séjour dans l’île. Onm’y avait envoyé avec mon frère, et avec ma sœur qui était alorspour moi comme une autre mère. Après un arrêt de quelques jourschez nos parentes de Saint Pierre-d’Oléron (ma grand-tante Claireet les deux vieilles demoiselles ses filles), nous étions allésdemeurer tous trois seuls à la grande côte, dans un village depêcheurs absolument ignoré et perdu en ce temps-là.

La grande côte ou la côte Sauvage est toutecette partie de l’île qui regarde le large, les infinis del’Océan ; partie sans cesse battue par les vents d’ouest. Sesplages s’étendent sans aucune courbure, droites, infinies, et lesbrisants de la mer, arrêtés par rien, aussi majestueux qu’à la côtesaharienne, y déroulent, sur des lieues de longueur, avec de grandsbruits, leurs tristes volutes blanches. Région âpre, avec desespaces déserts ; région de sables, où de tout petits arbres,des chênes verts nains s’aplatissent à l’abri des dunes. Une florespéciale, étrange et, tout l’été, une profusion d’œillets roses quiembaument. Deux ou trois villages seulement, séparés par dessolitudes ; villages aux maisonnettes basses, aussi blanchesde chaux que des kasbah d’AIgérie et entourées de certaines espècesde fleurs qui peuvent résister au vent marin. Des pêcheurs bruns yhabitent : race vaillante et honnête, restée très primitive àl’époque dont je parle, car jamais baigneurs n’étaient venus dansces parages.

Sur un vieux cahier oublié, où ma sœur avaitécrit (à ma manière absolument) ses impressions de cet été-là, jetrouve ce portrait de notre logis :

C’était au milieu du village, sur la place,chez M. le maire.

Car la maison de M. le maire avait deuxailes, bien étendues sans mesurer l’espace, Elle éclairait ausoleil, éblouissante de chaux ; ses contrevents massifs, tenuspar de gros crochets de fer, étaient peints en vert foncé suivantl’usage de l’île. Un parterre était planté en guirlande toutalentour, poussant vigoureusement dans le sable : desbelles-de-jour, qui dépassaient de leurs jolies têtes jaunes, rosesou rouges, des fouillis de résédas, et qui s’épanouissaient à midi,avec une douce odeur d’oranger.

En face, un petit chemin creux ensablédescendait rapidement à la plage.

De ce séjour à la grand côte date ma premièreconnaissance vraiment intime, avec les varechs, les crabes, lesméduses, les mille choses de la mer.

Et ce même été vit aussi mon premier amour,qui fut pour une petite fille de ce village. Mais ici encore, pourque le récit soit plus fidèle, je laisse la parole à ma sœur et,dans le vieux cahier, je copie simplement :

À la douzaine, tous bruns et hâlés, trottinantavec leurs petits pieds nus, ils (les enfants des pêcheurs)suivaient Pierre, ou bravement le précédaient, se retournant detemps à autre, et écarquillant leurs beaux yeux noirs… C’est qu’àcette époque, un petit monsieur, c’était chose assez rare dans lepays pour qu’il valût la peine de se déranger.

Par le sentier creux, ensablé, Pierredescendait ainsi chaque jour à la plage accompagné de son cortège.Il courait aux coquilles, qui étaient ravissantes sur cette partiede la côte : jaunes, roses, violettes, de toutes les couleursvives et fraîches, de toutes les formes les plus délicates. – Il entrouvait qui faisaient son admiration – et les petits, toujourssilencieux, qui suivaient, lui en apportaient aussi plein leursmains, sans rien dire.

Véronique était une des plus assidues. À peuprès de son âge, un peu plus jeune peut-être, six ou sept ans. Unpetit visage doux et rêveur, au teint mat, avec deux admirablesyeux gris ; tout cela abrité sous une grande kichenote blanche(kichenote, un très vieux mot du pays, désignant une très vieillecoiffure : espèce de béguin carronné, qui s’avance comme lescornettes des bonnes sœurs, pour abriter du soleil), Véronique seglissait tout près de Pierre, finissait par s’emparer de sa main etne la quittait plus. Ils marchaient comme les bébés qui seplaisent, se tenant ferme à pleins doigts, ne parlant pas et seregardant de temps en temps… Puis, un baiser, par-ci par-là.Voudris ben vous biser (je voudrais bien vous embrasser),disait-elle en lui tendant ses petits bras avec une tendressetouchante. Et Pierre se laissait embrasser et le lui rendait bienfort, sur ses bonnes petites joues rondes.

Petite Véronique courait s’asseoir à notreporte le matin dès qu’elle était levée ; elle s’y tenait tapiecomme un gentil caniche et elle attendait. Pierre en s’éveillantpensait bien qu’elle était là ; pour elle, il se faisaitmatinal ; vite il fallait se laver, peigner ses cheveuxblonds, et il courait retrouver sa petite amie. Ils s’embrassaientet se parlaient de leurs trouvailles de la veille ;quelquefois même, Véronique, avant de venir là s’asseoir, avaitdéjà fait un tour à la plage et rapportait des merveilles, cachéesdans son tablier.

Un jour, vers la fin d’août, après une longuerêverie, pendant laquelle il avait sans doute pesé et résolu lesdifficultés provenant des différences sociales, Pierre dit :« Véronique, nous nous marierons tous deux ; jedemanderai la permission à mes parents là-bas. »

Puis, ma sœur raconte ainsi notredépart :

Au 15 septembre, il fallut quitter le village.Pierre avait fait des monceaux de coquilles, d’algues, d’étoiles,de cailloux marins ; insatiable, il voulait toutemporter ; et il rangeait cela dans des caisses ; ilempaquetait, avec Véronique qui l’aidait de tout son pouvoir.

Un matin, une grande voiture arriva deSaint-Pierre pour nous chercher, ameutant le village paisible parses bruits de grelots et ses coups de fouet. Pierre y fit mettreavec sollicitude ses paquets personnels, et nous y prîmes placetous trois ; ses yeux, déjà pleins de tristesse, regardaientpar la portière le chemin creux ensablé par lequel on descendait àla plage – et sa petite amie qui sanglotait.

Et enfin je transcris, textuellement aussi,cette réflexion de ma sœur, que je trouve à cette même date d’été,au bas du cahier déjà fané par le temps :

Alors je me sentis prise – et non point pourla première fois sans doute – d’une rêverie inquiète en regardantPierre. Je me demandai : « Que sera-ce de cetenfant ? Que sera-ce aussi de sa petite amie, dont lasilhouette apparaît, persistante, au bout du chemin ?

« Qu’y a-t-il de désespérance dans cetout petit cœur ; qu’y a-t-il d’angoisse, en présence de cetabandon ?

« Que sera-ce de cet enfant ?Oh ! mon Dieu, rien autre chose que ce qui en a été cejour-là ; dans l’avenir, rien de moins, rien de plus. Cesdéparts, ces emballages puérils de mille objets sans valeurappréciable, ce besoin de tout emporter, de se faire suivre d’unmonde de souvenirs, – et surtout ces adieux à des petites créaturessauvages, aimées peut-être précisément parce qu’elles étaientainsi, – ça représente toute ma vie, cela… »

Les deux ou trois journées que dura le voyagede retour, arrêt compris chez nos vieilles tantes de l’île, mesemblèrent d’une longueur sans fin. L’impatience d’embrasser mamanm’ôtait le sommeil. Près de deux mois passés sans la voir ! Masœur, en ce temps-là, était bien la seule personne au monde qui pûtme faire supporter une séparation si longue !

Quand nous fûmes de retour sur le continent,après trois heures de route depuis la plage où une barque nousavait déposés, quand la voiture qui nous ramenait franchit lesremparts de la ville, j’aperçus enfin ma mère qui nous attendait,je revis son regard, son bon sourire… Et, dans les lointains dutemps, c’est une des images très nettes et à jamais fixées que jeretrouve, de son cher visage encore presque jeune, de ses cherscheveux encore noirs.

En arrivant à la maison, je courus visiter monpetit lac et ses grottes ; puis le berceau derrière lui,adossé au vieux mur. Mais mes yeux venaient de s’habituerlonguement à l’immensité des plages et de la mer ; alors toutcela me parut rapetissé, diminué, enfermé, triste.

Et puis les feuilles avaient jauni ; jene sais quelle impression hâtive d’automne était déjà dans l’air,pourtant très chaud. Avec crainte je songeai aux jours sombres etfroids qui allaient revenir, et très mélancoliquement je me mis àdéballer dans la cour mes caisses d’algues ou de coquillages, prisd’un regret désolé de ne plus être dans l’île. Je m’inquiétaisaussi de Véronique, de ce qu’elle ferait seule pendant l’hiver, ettout à coup un attendrissement jusqu’aux larmes me vint au souvenirde sa pauvre petite main hâlée de soleil qui ne serait plus jamaisdans la mienne…

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