Le Roman d’un enfant

XLVI

Les lettres de mon frère, écrites serré surleur papier très mince, continuaient d’arriver de temps à autre,sans régularité, au hasard des navires à voiles qui passaient parlà-bas, dans le Grand Océan. Il y en avait de particulières pourmoi, de bien longues même, avec d’inoubliables descriptions. Déjàje savais plusieurs mots de la langue d’Océanie aux consonancesdouces ; dans les rêves de mes nuits, je voyais souvent l’îledélicieuse et m’y promenais ; elle hantait mon imaginationcomme une patrie chimérique, désirée ardemment mais inaccessible,située sur une autre planète.

Or, pendant notre séjour chez les cousins duMidi, une de ces lettres à mon adresse me parvint, réexpédiée parmon père.

J’allais la lire sur le toit du grenier, ducôté où séchaient les prunes. Il me parlait longuement d’un lieuappelé Fataüa, qui était une vallée profonde entre d’abruptesmontagnes ; « une demi-nuit perpétuelle y régnait, sousde grands arbres inconnus, et la fraîcheur des cascades yentretenait des tapis de fougères rares »… oui… j’entrevoyaiscela très bien, beaucoup mieux, à présent que j’avais, moi aussi,autour de moi des montagnes et des vallées humides remplies defougères… Du reste, c’était décrit d’une façon précise etcomplète : il ne se doutait pas, mon frère, de la séductiondangereuse que ses lettres exerçaient déjà sur l’enfant qu’il avaitlaissé si attaché au foyer familial, si tranquille, sireligieux…

« C’était seulement dommage, me disait-ilen terminant, que l’île délicieuse n’eût pas une porte de sortiedonnant quelque part sur la cour de notre maison, sur le grandberceau de chèvrefeuille, par exemple, derrière les grottes dubassin… » Cette idée d’une sortie dérobée ouvrant dans le murde notre fond de cour, ce rapprochement surtout entre ce petitbassin construit par mon frère et la lointaine Océanie, mefrappèrent singulièrement et, la nuit suivante, voici quel fut monrêve :

J’entrais dans cette cour ; c’était parun crépuscule de mort, comme après que le soleil se serait éteintpour jamais ; il y avait dans les choses, dans l’air, une deces indicibles désolations de rêve, qu’à l’état de veille on n’estmême plus capable de concevoir.

Arrivé au fond, près de ce petit bassin tantaimé, je me sentis m’élever de terre comme un oiseau qui prend sonvol. D’abord, je flottai indécis comme une chose trop légère, puisje franchis le mur vers le sud-ouest, dans la direction del’Océanie ; je ne me voyais point d’ailes, et je volais couchésur le dos, dans une angoisse de vertige et de chute ; jeprenais une effroyable vitesse, comme celle des pierres de fronde,des astres fous tournoyant dans le vide ; au-dessous de moifuyaient des mers et des mers, blêmes et confuses, toujours par cemême crépuscule de monde qui va finir… Et, après quelques secondes,subitement, les grands arbres de la vallée de Fataüa m’entourèrentdans l’obscurité : j’étais arrivé.

Là, dans ce site, je continuai de rêver, maisen cessant de croire à mon rêve, – tant l’impossibilité d’êtrejamais réellement là-bas s’imposait à mon esprit, – et puis, tropsouvent, j’avais été dupe de ces visions-là, qui s’en allaienttoujours avec le sommeil.

Je redoutais seulement de me réveiller, tantcette illusion, même incomplète, me ravissait ainsi. Cependant, lestapis de fougères rares étaient bien là ; dans la nuit plusépaisse, presque à tâtons, j’en cueillais, en me disant :« Au moins ces plantes, elles doivent être réelles après tout,puisque je les touche, puisque je les ai dans ma main ; ellesne pourront pas s’envoler quand mon rêve s’évanouira. » Et jeles serrais de toutes mes forces, pour être plus sûr de lesretenir…

Je me réveillai. Le beau jour d’été selevait ; dans le village, les bruits de la vie étaientcommencés : le continuel jacassement des poules, déjà enpromenade par les rues, et le va-et-vient du métier des tisserands,me rendant du premier coup la notion du lieu où j’étais. Ma mainvide restait encore fermée, crispée, les ongles presque marqués surla chair, pour mieux garder l’imaginaire bouquet de Fataüa,l’impalpable rien du rêve…

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