L’Héroïne du Colorado

CHAPITRE V – En gare du Signal

Le matin de ce jour-là – un jeudi – missHolmes, dans le petit bureau qu’elle occupait près de celui del’ingénieur Hamilton, avait reçu un télégramme l’avisant que lestraverses étaient arrivées en gare du Signal.

– C’est bien ! dit l’ingénieur,aussitôt prévenu par la jeune fille, je vais surveiller moi-même ledéchargement des wagons et George Storm nous donnera un coup demain.

– Cela ne sera pas long, fit remarquer lemécanicien, nous avons là une équipe de solides travailleurs.

– Allez les chercher, ils peuvent semettre à la besogne, dès à présent.

Mais ils avaient à peine eu le temps de poserà terre quelques-unes des lourdes pièces de bois, qu’une autretroupe, à la tête de laquelle se trouvaient Spike et Dixler,arrivait au pas de course.

– Laissez ces traverses ! fit Dixlerd’une voix pleine d’arrogance.

– Et pourquoi les laisserions-nous,répliqua George Storm sur le même ton.

– Parce qu’elles sont à moi ;regardez plutôt les étiquettes. Vous ne savez donc pas lire.

George regarda les étiquettes et constata,avec dépit, qu’elles portaient le nom de Dixler. Mais tout desuite, il flaira quelque supercherie.

– Je ne sais pas ce que cela veut dire,répliqua-t-il, en s’efforçant de rester calme, mais ce train nousappartient, et voici la dépêche qui nous avise de son arrivée.

– Je me moque de la dépêche, cestraverses sont portées à mon adresse, et je défends à qui que cesoit d’y toucher.

– C’est ce que nous allons voir.

Et George voulut saisir une des pièces debois, mais un des hommes de Dixler, un colosse, lui décocha unformidable coup de poing.

George riposta, tout aussi vigoureusement. Enune minute, la mêlée devint générale.

Au milieu d’un concert de jurons, de cris etde vociférations de toutes sortes, on entendait le bruit mat descoups de poings, les grincements des os broyés.

C’était une épouvantable bagarre, qui menaçaitde plus mal tourner encore, car un certain nombre de travailleursde la voie étaient possesseurs de ces longs couteaux que lesAméricains appellent des bowie knives.

Miss Helen s’était élancée courageusement aumilieu de la mêlée allant de l’un à l’autre, essayant de calmer lesplus enragés.

– Mais, c’est honteux de se battre avecune sauvagerie pareille s’écria-t-elle, ils vont s’exterminer.M. Dixler ! M. Storm ! empêchez ces hommes des’entre-tuer ! Voyez le sang coule déjà.

Dixler avait son plan. Il fit mine de céderaux remontrances de la jeune fille.

– Miss Helen ! fit-il hypocritement,vous avez parfaitement raison. Allons, vous autres, resteztranquilles. Ce n’est pas moi qui ai commencé la bataille ! Jesuis dans le cas de légitime défense, puisque ces traverses sont àmoi.

– Quelle importance ! s’écriaGeorge. Vous savez bien que vous mentez.

– Il y a un moyen très simple de serenseigner, reprit l’Allemand, allons au bureau des marchandises dela gare du Signal. Le cahier du chef de train nous éclaireraimmédiatement. C’est le seul moyen de s’entendre.

– Oui, approuva Spike, avec un ricanementgouailleur, c’est le seul moyen.

– Et, si le cahier du chef de train vousprouve que les traverses sont bien à nous, fit Hamilton, vous nousles laisserez décharger tranquillement.

– Je vous le promets. Cependant, vousallez vous convaincre qu’elles sont bien à moi.

Tous s’étaient précipités vers les bureaux dela gare de marchandises. L’employé, mis au courant, ne fit aucunedifficulté pour montrer le cahier.

C’était là que le rusé Dixler lesattendait.

– Vous pouvez voir, dit-iltranquillement, que je vous ai dit la vérité. Regardez,l’expédition a bien été faite en mon nom et pas à celui deHamilton. J’espère que, maintenant, vous n’allez plus nous dérangerdans notre travail.

L’ingénieur était atterré. Le cahier comme lesétiquettes portait le nom de Dixler.

– Je n’ai qu’à m’incliner, balbutia-t-il,bien qu’il y ait là quelque chose d’incompréhensible et d’inouï.J’attendais ce train pour aujourd’hui. Il m’a été annoncé, ce matinmême.

– J’en suis fâché pour vous, raillal’Allemand, mais les faits sont là et je n’ai pas de temps à perdreen de vaines discussions.

– Un instant ! s’écria miss Helen,qui depuis le commencement de cette discussion sentait la colèrel’envahir. M. Hamilton et vous aussi, George Storm, prenez lapeine d’examiner ce cahier d’un peu plus près.

– Qu’a-t-il de spécial ?… fitDixler.

– Ceci, ne voyez-vous donc pas que cesmots ont été grossièrement surchargés. Un enfant s’en apercevrait.Le changement d’étiquette, la falsification du cahier, tout celac’est un tour de passe-passe de M. Dixler. Il en a biend’autres dans son sac, mais nous ne nous laisserons pas faire,c’est moi qui vous le dis.

– Alors, tant pis pour vous ! hurlal’Allemand. La bataille va continuer et c’est nous qui sommes lesplus forts.

– C’est ce que nous allons voir, s’écriaGeorge, les poings serrés. L’instant d’après, la bagarre avaitrecommencé. À voir l’acharnement que déployait chacun desadversaires, on eût dit qu’ils étaient personnellement intéressésau succès de la lutte !

– Comment ferait-on bien pour arrêtercette tuerie, dit Hamilton à miss Helen ?

– Il n’y a qu’un moyen ; je vaisprévenir le constable et ses hommes. Et elle se précipita dans lebureau où étaient installés les appareils téléphoniques.

Par malheur, Dixler avait deviné le projet dela jeune fille et il avait toutes sortes de bonnes raisons pouréviter la présence du magistrat. Il fit signe à Spike et lui ditquelques mots à l’oreille.

L’ex-forçat, avec son agilité coutumière,escalada le toit de la maisonnette de planche qui tenait lieu debureau, et tirant de sa poche une pince coupante, il se mit endevoir de sectionner les uns après les autres, tous les filstélégraphiques et téléphoniques qui reliaient la gare du Signal àla grande station d’Oceanside et aux villes avoisinantes.

Pendant ce temps, miss Helen réitéraitvainement ses appels.

– Je n’y comprends rien, murmura-t-elle,on ne répond pas.

– Parbleu, fit Hamilton, les coquins sontcapables d’avoir coupé les fils pour empêcher qu’on ne vienne ànotre secours.

– Il n’y a pas de doute ? J’auraisdû penser à cela. Helen et l’ingénieur s’élancèrent en dehors.

Ils arrivèrent juste au moment où Spike ayantterminé sa tâche criminelle, dégringolait du toit ets’enfuyait.

– Vous ne vous êtes pas trompé, dit-elle.Voyez, sur l’ordre de Dixler, son complice, l’ancien forçat, acoupé tous les fils.

– Oh ! murmura l’ingénieur, si onétait débarrassé de Dixler, je me chargerais de calmer les hommesqui sont avec lui et de leur faire entendre raison.

– Vous avez raison. Ah ! si jepouvais téléphoner, faire venir du renfort.

Hamilton réfléchissait.

– Écoutez, miss Helen, dit-il, il y a unmoyen auquel nous n’avons pas songé.

– Lequel ?…

– Il doit y avoir dans le bureau un deces téléphones portatifs que l’on emploie le long des voies dechemin de fer en cas d’accident.

– Je comprends. Vous voudriez que jebranche l’appareil portatif sur un des fils coupés.

– Précisément, mais pour cela, il vafalloir que vous montiez sur le toit.

– Ce n’est pas cela qui m’embarrasse, ditla jeune fille avec insouciance. J’ai fait des choses pluspérilleuses avec mon cheval Arabian, et quand j’ai sauté du haut dela falaise dans la mer, pour échapper à Dixler…

– Alors, dépêchez-vous, ma chère Helen,car cette bataille est un véritable massacre.

Miss Holmes rentra dans le bureau et enressortit avec une boîte oblongue en tôle d’acier. C’était letéléphone portatif dont avait parlé Hamilton.

Malgré le fardeau dont elle était chargée,Helen escalada le toit avec la plus grande facilité, et, tenant lesfils de la boîte, elle commença à les raccorder tant bien que malavec l’extrémité des fils que Spike venait de couper.

Comme nous l’avons dit plus haut, à l’aide decet appareil portatif qui se pose sur n’importe quel fil, et donton fait surtout usage dans les accidents de chemin de fer, on peutd’un point quelconque de la ligne, se mettre en communication avecles autres postes.

Elle avait d’abord pensé à téléphoner auconstable du district, mais en y réfléchissant, elle se dit que lemagistrat, dont le poste se trouvait à plusieurs milles de là,mettrait peut-être trop de temps à venir, et quand elle se futassurée du bon fonctionnement de l’appareil, elle se mitdirectement en communication avec la station la plus proche où lescommunications étaient facilitées par le grand nombre destrains.

Le dialogue suivant s’engagea :

– Allô !

– Allô !

– Je suis miss Helen Holmes !

– Que désirez-vous ?

– Nous avons besoin qu’on vienne tout desuite à notre secours. Dixler, de la Colorado Coast Company, s’estemparé de force d’un train de traverses payées par nous et dontnous allions prendre livraison. Les chantiers sont en ce moment lethéâtre d’une bataille sanglante entre les travailleurs des deuxcamps.

– C’est très sérieux ?

– Plusieurs ouvriers ont été déjàgravement blessés ; il faudrait se hâter de venir à notreaide.

– Je vais faire le nécessaire. Leconstable va être prévenu immédiatement et va se mettre en routeavec ses hommes. Tenez bon jusque-là.

– Nous essayerons.

– Ce n’est pas pour rien qu’on vous asurnommée l’Héroïne du Colorado. Adieu, miss. Bon courage. Vouspouvez compter sur nous.

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