L’Héroïne du Colorado

CHAPITRE IV – Le masque qui endort

– Bill !

– Dock !

– Dis-moi vieux, commentvas-tu ?

– Pas très bien.

– Il est certain qu’on serait mieux dansun fauteuil de Monico.

– Dire qu’il y a des gens qui vantent leconfortable des chemins de fer américains !

– Je voudrais les voir à notreplace !

– Tu parles !

Cette bizarre conversation se tenait dans unlieu plus bizarre encore. C’était exactement sous le plancher ducinquième wagon du train allant de San Francisco à Denver que Billet Dock échangeaient les propos que nous venons de rapporter.

Ils roulèrent encore quelque temps parmil’acre poussière, le vent, le bruit infernal et la nuée de petitscailloux qui les criblaient comme d’impitoyables grêlons.

Enfin Dock cria dans le fracas :

– Je crois que c’est le moment !

– Si tu veux, vieux frère.

Les deux hommes sortirent alors de leurinvraisemblable cachette et se trouvèrent sur le marchepied.

Bill déroula la longue corde qu’il avaitautour du corps et par deux fois essaya de lancer le nœud coulantqui la terminait sur le toit du wagon.

Deux fois la corde retomba.

Mais à la troisième tentative, elle setendit.

Avec une audace stupéfiante, Bill empoigna lacorde et se mit à grimper.

En huit secondes, il avait atteint le toit duwagon ; là il fixa encore plus solidement le nœud coulant quiétait venu s’accrocher à l’un des chapeaux servant aux prisesd’air, et héla Dock, qui fit à son tour l’ascension.

*

**

Helen, suivant à la lettre les instructionsdonnées dans la dépêche de la direction avait, ce dimanche-là, prisle train de bonne heure pour se rendre aux chantiers de BridgeWells, où devait l’attendre M. Hamilton.

Au moment d’enfermer dans son petit sac lesprécieux documents qu’elle devait transporter, Helen, qui venait deles prendre dans le coffre-fort cambriolé si habilement par Spike,eut un petit sourire et hocha la tête.

Cette histoire de cambriolage lui rappelaitavec bien d’autres choses que la Central Trust avait des ennemishardis et puissants et qu’il fallait se méfier de tout et detous.

Aussi, en souvenir de l’échange fait par Spikedes bank-notes avec les vieux papiers, elle enveloppa avec le plusgrand soin et cacheta avec méthode un rouleau de vieux prospectuset les mit dans son réticule.

Quant aux véritables contrats, elle les pliaétroitement et les glissa dans sa poitrine.

Puis, elle alla prendre son train.

Helen, installée confortablement, étaitjoyeuse, tandis que le train roulait.

D’abord, elle était seule dans son wagon,ensuite le temps était superbe, et puis elle songeait qu’elleallait revoir son ami Storm, absent depuis huit jours, et son vieuxHam, si bon et si dévoué pour l’orpheline.

Tout à coup Helen sentit une main brutale quilui écrasait le visage, tandis qu’une violente odeur de pomme mûrelui montait au cerveau.

Un engourdissement invinciblel’envahissait.

Elle fit un effort désespéré pour secouer latorpeur qui l’envahissait, puis il lui sembla que sa tête devenaitlourde comme du plomb.

Enfin, pour elle, tout s’abolit.

– Bon travail, Dock…

– Le patron sera content, Bill.

– Cinq mille dollars.

– Quelle noce !

– Dis donc, vieux ! assez jaspiné,j’aperçois déjà dans le lointain la cheminée de l’usine à gaz.

– Diable !

– Mais avant tout, commençons par mettreen sûreté les papiers. Bill arracha brutalement à la main droite deHelen le sac de maroquin, l’ouvrit et eut une exclamationjoyeuse.

– Chouette ! papa ! voilà notreaffaire.

Il tendit le rouleau à Dock et mit dans sapoche le sac de la jeune fille.

– Maintenant, en douce, vieux ! Tu yes ?

– Oui, Bill !

– Allons-y !

Les deux hommes saisirent Helen, l’un par latête, l’autre par les pieds et la déposèrent sur la plate-formearrière du wagon.

À ce moment, ils aperçurent une auto quifilait le long de la voie, suivant le train.

Le convoi ralentissait, on allait arriver àune halte. L’auto força sa vitesse et se plaça exactement devant laplate-forme du wagon.

Bill sauta dans l’auto et tendit les bras.

Dock lui passa Helen, toujours endormie, puissauta à son tour dans la voiture.

L’audacieux enlèvement s’était exécuté enmoins de deux minutes.

Aussitôt le coup fait, l’auto vira et,laissant le train continuer sa route, s’éloigna un peu de lavoie.

À quelque distance, la voiture stoppa.

– Vous avez les papiers ? demandal’ingénieur.

– Voilà patron, répondit Dock, en passantle rouleau à l’Allemand. Très vite, l’ingénieur fit sauter lescachets.

Il feuilleta d’une main fébrile les feuilletsqu’il venait de découvrir. L’un vantait les mérites incomparablesdu rasoir Hulcheime ; un autre affirmait que le meilleur savonétait le Hop’s soap… ; quant aux traites, il n’y en avait pasla moindre trace.

Dixler lâcha un épouvantable jupon.

– C’est tout ça que vous aveztrouvé ?

– Oui ! patron.

– Eh bien ! vous êtes des ânes, destupides têtes de porc et la petite vous a roulés une fois deplus !

– Mais, cependant, patron !

– Assez ! nous tâcherons d’éclaircircela tout à l’heure. Et, reprenant le volant, Dixler lança savoiture dans la direction de l’usine à gaz.

Quand le train arriva à la halte de Dolly Hog,Storm, ainsi qu’il était convenu, attendait Helen sur le quai de lagare.

Le jeune garçon était très content.

Il allait revoir celle qu’il aimait.

Le convoi n’était pas encore arrêté, qu’ilcourait tout le long du train, pour apercevoir plus vite Helen.

Il ne vit que des visages inconnus.

Le mécanicien s’adressa au chef de train.

– Avez-vous remarqué si miss Helen estmontée dans le train à Last Chance ?

– Mais certainement, monsieur ! Mêmeà la halte d’Arden, j’ai dit deux mots à miss Helen, qui medemandait l’heure d’arrivée.

– Oh ! mon Dieu… murmura Storm, dontle cœur se mit à battre à grands coups.

– Voudriez-vous dire, monsieur Storm, quemiss Helen n’est pas là ?

– Elle n’est pas dans le train !

– Ah ! ah ! c’est tropfort.

Le conducteur fouilla chacun des wagons,dévisagea chacun des voyageurs.

Il fallut bien se rendre à l’évidence.

Helen avait disparu.

La machine sifflait.

Storm sauta à côté du chauffeur.

Le pauvre garçon était comme fou. Une idéeémergeait pourtant encore dans le chaos de son cerveau. Il fallaitimmédiatement prévenir Hamilton… et puis, c’était le devoir.

Ah ! sans cela, comme il aurait viterebroussé chemin, interrogeant tout le monde, pendant tout le coursde la route, essayant d’avoir un indice, une lueur, quelqueélément.

Le train allait dépasser l’usine à gaz.

Storm, penché en dehors de la plate-formeaperçut tout à coup une silhouette qui se glissait le long dumur.

Spike !

C’était Spike, qui rôdait par là.

Ah ! par lui, de gré ou de force, ilsaurait quelque chose.

– Ralentis ! demanda vivement Georgeà son collègue. Celui-ci le regarda, étonné.

– Oui ! je veux descendre.

Le mécanicien du train 19 était un homme peubavard et peu curieux. Il se contenta d’acquiescer de la tête etfit manœuvrer les manettes.

Le train ralentit brusquement.

Storm sauta à terre et se dirigea versl’usine, en se dissimulant le mieux qu’il pouvait.

Sans avoir été entendu, il arriva tout près del’ancien forçat, qui semblait écouter, l’oreille collée à unepetite porte.

Il sauta à la gorge du vieux comédien.

Spike plia d’abord sous le choc, mais il étaitencore vigoureux et adroit, il put se dégager et il allait riposterde belle manière à son agresseur, quand il demeura stupéfait enreconnaissant Storm.

– Comment es-tu ici ? demandaSpike.

– Ah ! ça te dérange, vieillecanaille ! hurla George, dont les mains tremblaient decolère.

– Chut ! plus bas ! tu vasfaire du vilain, si tu gueules comme ça.

– Es-tu fou ! En tout cas tun’arriveras pas à m’en imposer, je te tiens, je ne te lâcheplus.

Et une seconde fois, il se jeta, avec fureur,sur l’homme de confiance de Dixler.

– Ah çà ! mais tu es doncenragé ! reprit Spike, en parant une bourrade. Je suis avecvous, maintenant, que je te dis. Je suis un honnête homme.

Spike prononça ces cinq mots, avec uneimpressionnante dignité.

Malgré la gravité de la situation, lemécanicien ne put s’empêcher de rire.

– Toi !… un honnête homme !…commença-t-il…

– Puisque je te le dis. Mais ne fais doncpas du potin comme ça. Ils vont nous entendre.

– Qui ?

– Dixler, Dock et Bill.

– Et miss Holmes ?

– Elle est là, aussi.

– Ah ! crapule !… tu cherchaisà m’étourdir, pour m’empêcher d’aller à son secours… attends unpeu.

Et, pour la troisième fois, George se rua surSpike.

– Sacré tonnerre ! grondait l’ancienforçat en se défendant, puisque je te dis que je suis ici poursauver miss Helen. Veux-tu m’écouter un instant, oui ou non ?Écoute-moi un peu ! je t’assure que tu ne t’en repentiras pas.Viens avec moi dans ce coin, là-bas, nous allons causer.

Malgré sa colère, Storm avait encore assez desang-froid pour reconnaître dans les paroles de Spike un véritableaccent de sincérité. Il cessa donc de frapper et dit engrommelant :

– Parle !… mais gare à toi si tumens.

Spike haussa l’épaule et entraîna soncompagnon sous un petit escalier, qui conduisait aux fourneaux.Pourtant George eut encore une hésitation.

– Mais, pendant que nous causons… missHelen ?…

– Elle n’a rien à craindre pour lemoment. Écoute-moi.

– Vas-y !

– Il faut d’abord que je te dise, quej’ai bien changé, depuis notre dernière rencontre. Je suis devenuun honnête homme.

– Assez de blague !

– Je ne blague pas. Tu vas voir commentc’est arrivé. On venait de m’arrêter et j’allais en prison, et pourmoi la prison, c’était le bagne à perpette, quand voilà quelqu’unqui arrive et qui s’interpose, voilà que grâce à ce quelqu’un, touts’arrange et je suis libre. Maintenant, sais-tu qui est cequelqu’un ?

– Comment veux-tu que je lesache !

– C’était miss Helen.

– Helen ?

– Oui ! mon vieux ! ça te lacoupe, surtout après la dernière conversation que nous avions eue,tous les deux, sur le toit d’un wagon ! Eh bien !pourtant, c’est comme ça. Elle m’a regardé bien gentiment et commeje la remerciais, je lui ai dit : « Vous ne savez pas quije suis, si vous le saviez, vous me laisseriez pourrir enprison ». Elle m’a dit : « Qui que vous soyez, je neveux pas qu’il vous arrive malheur à cause de moi… » et puis…et puis…

– Qu’est-ce que tu as ?

L’épouvantable grimace que nous avons déjàsignalée se reproduisit sur le visage du vieux comédien et deslarmes coulaient dans ses paupières rougies.

– Tu pleures !

– Tonnerre de Dieu ! rugit lecoquin, je ne veux pas que tu dises que Spike pleure, si jamais turacontes que tu as vu pleurer Spike, je te casse la figure.

– Qui ça… Spike ? interrogeaGeorge.

– Eh bien oui, Spike c’est moi, j’aimangé le morceau, je m’en moque. Clay, c’était le nom que j’avaispris pour me faire embaucher aux chantiers… Spike, c’est moi.

– Alors ?… c’est toi qui, à CedarGrove, Lefty…

– Oui, oui, c’est moi, répondit Spikeavec violence, mais ça c’est une affaire finie, ne parlons plus deça… ça c’est une vilaine histoire… parlons de la belle maintenant,de l’histoire de Spike qui veut marcher de nouveau dans la bonneroute, parce qu’une petite main blanche a serré sa vilaine patte,parce qu’une voix douce lui a dit : « Je souhaite quevous deveniez honnête homme ! »

– Mais comment Helen…

– On te racontera tout par le détail, mongarçon, répliqua Spike qui avait repris sa mine gouailleuse,l’essentiel à présent, c’est de savoir que je marche avec toi etqu’à nous deux, nous allons sauver miss Holmes des griffes deDixler.

– Mais comment est-elle tombée entre sesmains ?

– Là-dessus, mon garçon, je peux d’autantmieux te renseigner, que c’est moi qui avais été chargé de faire lecoup.

– Ah ! gredin !

– T’emballe pas, j’ai dit à Dixler que jene mangeais pas de ce pain-là, et alors il a voulu m’estourbir,mais Spike n’est pas manchot et j’ai pu m’en aller sans trop demal.

– Tout cela ne me dit pas…

– Attends donc un peu. Dixler savait quemiss Helen rapporterait aujourd’hui dimanche à M. Hamilton lescontrats de la compagnie. Les contrats, il les voulait, l’Allemand,pour je ne sais quelles manigances. Toujours est-il qu’il a mis encampagne Dock et Bill qui se sont lancés à la piste de la petitedemoiselle. Au milieu de tout ça, j’étais bien embêté parce quej’ignorais presque tout de leur projet. Je savais seulement que lerendez-vous général était à l’usine à gaz Mount Vernon.

« Je m’y rendais à tout hasard quandvoilà que sur la route, je suis frôlé par une auto qui filait àtoute vitesse. J’eus tout juste le temps de me garer… mais voilàque dans la poussière, je crois reconnaître l’auto rouge et noirede Dixler. Je me gratte la tête pour chercher mes idées et, enbaissant les yeux, j’aperçois sur le sol un mouchoir qui venait detomber de la voiture ; je le ramassai, il puait à plein nez lechloroforme…

– Oh ! les misérables ! gémitStorm.

– Désormais, tu penses si j’étais fixé.Je savais tout. C’était le coup classique. Le mouchoir sur lafigure au moment où l’on s’y attend le moins et toute la boutique…la chose qui me chiffonne, c’est que je ne m’explique pas commentils ont pu passer du wagon dans l’auto. Enfin ça ne fait rien,l’essentiel est de savoir qu’elle est là et que nous allons lasauver.

– Oh ! oui, fit Storm en serrant lesdents.

– Attention, ne faisons pas de bêtises.Calculons bien notre petite affaire. Voilà ce que je propose…

– Parle.

– Dixler et sa bande sont dans la chambrede chauffe. Toi, tu vas grimper par les tuyaux pour leur retombersur la tête au bon moment ; moi, je vais attendre derrière laporte, et quand j’entends du chambard, je fonce ; c’estdit ?

– C’est dit.

Les deux hommes se serrèrent la main.

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