L’Héroïne du Colorado

CHAPITRE II – Les associés deHamilton

M. le comte de Bernstorf venait derenvoyer ses secrétaires après l’expédition des affaires courantes,quand un grand valet qui avait la taille et la mine d’un grenadierroméranien vint lui apporter une carte sur un plateau d’argentciselé dans le plus pur mauvais goût munichois. L’ambassadeur pritla carte et la lut :

Fritz von Dixler.

Il jeta la carte sur son bureau etordonna :

– Faites entrer.

Une minute plus tard, l’ingénieur en chef dePole Creek était en présence de l’ambassadeur.

C’était bien Dixler, mais ce n’était plus leDixler que nous connaissions, arrogant, casseur, méprisant,traitant les inférieurs comme des chiens, et les autres comme desimbéciles… C’était un Dixler tout humble, tout petit, tout courbé,qui semblait bien peu de chose devant la toute-puissanteExcellence.

– Ah ! vous voilà, monsieur, ditBernstorf d’un ton rogue.

– À vos ordres, Excellence.

– Mes ordres sont très simples, vous êtescassé aux gages, mon garçon, et vous êtes ramené au rang de simpleindicateur.

Dixler chancela sous le coup. Il essayapourtant de protester.

– Si vous voulez me permettre, monsieurle comte… commença-t-il.

– Je ne permets rien du tout. Je vous aifait venir pour vous dire ce que je viens de vous apprendre. Vousle savez, vous n’avez qu’à retourner à Las Vegas où desinstructions vous seront transmises pour le rôle subalterne quevous allez jouer désormais.

– J’ai eu tout contre moi,Excellence.

– Vous n’en auriez eu que plus de gloireà réussir.

– Les circonstances m’ont desservi…

– On ne doit pas être à la merci descirconstances, quand on a l’honneur d’être Prussien, coupaviolemment l’ambassadeur. Les circonstances on les maîtrise.Regardez notre glorieux empereur qui, dans quelques jours, sera àParis avec nos troupes victorieuses. Il a toujours été le maîtredes événements et vous voyez maintenant les résultats. Pourtant,les circonstances ne l’ont guère servi : la Belgique qui osenous résister, l’Angleterre qui nous déclare la guerre, l’Italiequi nous trahit !… Il a triomphé de tout. Il faut à notreSeigneur et Maître des serviteurs à son image, et c’est pourquoi ilse prive de vos services.

M. de Bernstorf s’était levé etmarchait à grands pas dans son cabinet. Comme il était bel homme etcommençait à avoir de l’embonpoint, il prenait de l’exercice pourne pas grossir, toutes les fois qu’il en trouvait l’occasion.

Dixler voulut tenter une dernière chance.

– Je m’incline, Excellence, dit-il d’unton soumis, mais puisque je ne peux être utile ici, je demande àrentrer là-bas et à reprendre du service dans l’armée avec mongrade.

L’ambassadeur s’arrêta au milieu de sapromenade, regarda bien en face son interlocuteur et éclata d’unrire insolent.

– Vous êtes prodigieux, ma paroled’honneur ! Parce que c’est votre bon plaisir, je vousenverrais en France, comme cela, par le premier bateau, faire avecnos héroïques soldats, la guerre fraîche et joyeuse ! Maisvous oubliez, mon garçon, que vous êtes chassé de l’armée, qui n’aaucun besoin de fripouilles de votre espèce.

Dixler devint livide, serra les poings, maisne répondit pas. M. de Bernstorf continua ens’échauffant.

– Vous êtes un plaisant drôle, en vérité.Parce que vous n’avez fait que des sottises, vous réclamez, vousexigez presque la faveur insigne de reprendre votre épée !…Ah ! vous auriez accepté quelque action utile comme ceux denos camarades qui ont fait sauter les usines d’Abraham, détruit lepont de New Falls ou suscité les grèves sanglantes de Pittsburgh,je ne dis pas, mais après toutes vos gaffes, venir demander à allercombattre parmi nos admirables troupes… Allons, mon garçon, vousêtes fou !

Un tremblement convulsif qu’il ne parvenaitpas à maîtriser, ébranlait tout le corps de Dixler.

– Je me retire, Excellence, dit enbalbutiant le misérable. Il gagnait la porte à petits pas, àreculons.

– Et, pas de bêtises, conclutl’ambassadeur au moment où il franchissait le seuil, ne vous amusezpas à jouer un double jeu, nous avons toujours l’œil sur vous, etau moindre soupçon de trahison, vous seriez exécuté sans merci.D’ailleurs, vous connaissez nos procédés et nos moyens d’exécution…Bonsoir.

Quand Dixler fut dans la rue, il crut, uneminute, qu’il allait devenir fou. Il regagna la gare en courant, sejeta dans le premier train en partance et quand il fut seul dansson wagon, pleura des larmes de rage.

Arrivé à Las Vegas, il s’enferma chez lui etcondamna sa porte.

Son parti était pris.

Jamais il n’accepterait le rôle de subalternequi allait lui être désormais assigné. Déshonoré, ruiné, réduit àtraîner une existence flétrie et médiocre, il valait mieuxdisparaître.

Il allait se tuer.

Mais avant de mourir, par un suprême esprit dediscipline, ne voulant laisser derrière lui aucune preuve desmultiples machinations qu’il avait ourdies, il commença àdépouiller sa volumineuse correspondance, afin de détruire tout cequ’il pourrait y avoir de compromettant.

Tout à coup l’Allemand eut un sursaut.

Il relisait machinalement le contrat qu’ilavait signé avec Hamilton, pour la vente de la mine de BlackMountain.

Ce fut comme un éblouissement.

Tout n’était peut-être pas perdu encore.

Il sentit son cœur battre à grands coups.

Un espoir insensé le faisait vibrer toutentier.

Pour la seconde fois, il relut le document etla clause principale :

Six cent mille dollars (600 000) àl’exécution des présentes. Six cent mille (600 000) au 15 octobre1916, et le solde, soit 125 000 par trimestre et par acompte demême valeur jusqu’à complet paiement.

Moyennant ces sommes et ces engagements,je cède et tiens ladite mine à la disposition de l’acquéreur et jem’engage, tant en mon nom qu’au nom de mes héritiers ou ayantsdroit, à en garantir la propriété pleine et entière àl’acquéreur.

Il est convenu entre les deux parties quefaute d’un seul paiement aux dates ci-dessus mentionnées, lapropriété de la mine redevient mienne et les sommes déjà versées mesont acquises.

En foi de quoi nous avons signé et faitenregistrer par le tribunal de Las Vegas le présent acte que nousreconnaissons bon et valable dans toutes les clauses.

HAMILTON, F. DIXLER.

L’ingénieur, après sa seconde lecture, relevala tête. Son diabolique sourire avait reparu sur ses lèvres.

Les termes du traité étaient formels.

Si Hamilton ne payait pas, le 15 octobre,avant le coucher du soleil, le premier versement de 600 000dollars, la mine redeviendrait sa propriété.

Cette mine qu’il avait cru épuisée et qui, parun hasard extraordinaire, se trouvait plus riche que jamaismaintenant que le précieux filon était retrouvé.

Le dernier mois avait donné 37 000 dollars depoudre d’or et la production ne pouvait aller qu’en augmentant.

S’il parvenait à reprendre la mine, il étaitriche, follement riche à quatre cent ou six cent mille dollars derevenus.

S’il parvenait à remettre la main sur untrésor, il se moquait bien du reste, la grande Allemagne,M. de Bernstorf, le Kaiser lui-même, devenaient lescadets de ses soucis !

Oui, mais pour cela il fallait que Hamilton nepayât point au jour fixé.

Il releva la tête et consulta son calendrier.Il marquait mardi 14 octobre.

Il n’y avait pas de temps à perdre.

L’Allemand baissa la tête et réfléchitquelques minutes.

Son plan ne fut pas long à échafauder.

Se dirigeant vers sa table, il s’assit etécrivit quelques mots.

– Ward ! appela-t-il, quand il eutfini.

La porte s’entrouvrit et une tête rousse etpâle parut dans l’entrebâillement.

C’était Ward, de son vrai nom Kasteffel, né àMagdebourg, le valet de chambre, le confident de l’ingénieur.

– À vos ordres, monsieur le comte.

– Va porter ce télégramme, et vivement.Ward prit le papier et disparut.

Alors Dixler se leva, passa la main sur sonfront, puis éclata d’un rire nerveux en voyant le revolver posétout chargé sur son bureau.

– Bon Dieu, que j’étais bête !s’écria-t-il en rejetant l’arme au fond du tiroir.

*

**

Depuis quinze jours, Hamilton, Helen et GeorgeStorm étaient installés à Black Mountain. La jeune fille éprouvaitun plaisir d’enfant en constatant les prodigieux résultats del’extraction. Cela lui rappelait un peu les merveilleux contes dontla berçait sa bonne irlandaise quand elle était toute petite.

Elle était tellement heureuse de voir enfin lachance tourner pour son vieux Ham, qui n’avait jamais désespéré,qui avait si courageusement lutté et qui, à présent, se voyait payéde ses peines !

Ce matin-là, comme ils allaient, après avoirvisité les travaux, rentrer déjeuner au campement, un ouvrierapporta une lettre qui venait d’arriver pour Helen.

Elle considéra avec étonnement la grosseécriture de la suscription, ouvrit et lut :

Chère Mademoiselle,

Il m’arrive une chose incroyable.

Lefty, jeudi, avant de mourir, a avoué quec’est par les menaces qu’il m’a forcé à marcher avec lui dansl’affaire de Cedar Grove. Ce qui fait que ces Messieurs m’ont rendula liberté.

Le 15 courant, je sortirai deprison.

Votre serviteur,

SPIKE.

– Comme je suis contente, s’écria Helen,en tendant la lettre à son tuteur. Quand M. Hamilton eut lul’épître de l’ancien comédien, il dit en riant à la jeunefille :

– Vous avez toujours eu un faible pour cecoquin. Allons, tant mieux pour lui.

La mine de Helen se fit grave.

– Ne parlez pas ainsi de Spike, vieuxHam. Il ne faut pas oublier qu’il m’a sauvé la vie et que sans soncourage et son adresse à retrouver les traités, vous perdiez votreprocès avec Dixler.

– C’est juste, mon enfant, concéda ledirecteur de la Central Trust, et je vous engage à lui écrire devenir nous retrouver ici. Nous lui ferons une situation à la mineoù il finira ses jours bien tranquille, si ça lui plaît.

Helen sauta au cou de son tuteur.

– Vous êtes un bon vieux, Ham, dit-ellejoyeusement, et je crois que je vous aime tous les jours un peuplus.

– À propos de la mine, reprit Hamilton,après avoir rendu son baiser à sa pupille, j’ai envie de faireconstruire une voie de raccordement de la Central à la mine. Celanous éviterait des charrois et des transbordements. Qu’enpensez-vous, Helen ? Quel est votre avis, George ?

– Ma foi, monsieur, la chose ne meregarde guère.

– C’est comme moi, ajouta Helen, je n’aipas voix au chapitre.

– Mais si…

– Comment cela ?

– N’êtes-vous pas mesassociés !…

– Vos associés !

– Ah ! c’est vrai, dit le malinbonhomme, en tirant deux papiers de sa poche qu’il tendit aux deuxjeunes gens, je suis tellement étourdi que j’avais oublié de vousdire que, depuis le 3 du mois courant et par un contrat bien enrègle, je ne suis plus propriétaire que d’un tiers de BlackMountain.

– Oh ! fit Helen avec une moue dedésappointement, comment n’avez-vous pas conservé pour vous toutseul une pareille aubaine ?

– Parce que j’ai beaucoup d’affectionpour mes nouveaux associés.

– Serait-il indiscret de vous demanderleur nom, monsieur ? questionna George.

– Pas du tout, mon garçon, l’un s’appelleGeorge Storm et l’autre Helen Holmes.

Les deux jeunes gens se regardèrentstupéfaits.

– Oh ! les bonnes figures que vousfaites ! s’écria Hamilton en riant de tout son cœur. Jeregrette bien de ne pas avoir un Kodak pour vous photographier.

George venait de serrer la main du directeurde la Central Trust.

Helen, très émue ne disait rien, mais elleavait au bout de ses longs cils bruns, une petite perle brillantequi ressemblait comme deux gouttes d’eau à une larme.

– Non, monsieur, non, dit Storm, je vousremercie de tout mon cœur, mais je ne puis accepter.

– Pourquoi faites-vous cela, Hamilton,dit enfin Helen.

– Parce que je vous aime de tout moncœur, mes chers enfants, fit chaleureusement le brave homme, en lesserrant contre lui.

« Et puis, n’avez-vous pas été, pendanttant de jours mes vaillants, mes fidèles associés dans la peine. Ilest juste que vous le soyez aussi dans la joie et dans leprofit.

« Et puis, continua-t-il, en cherchant àprendre un air sévère, ce qui est fait est fait, il n’y a pas à yrevenir.

– Décidément, fit Helen en battant desmains, il était dit que je serais millionnaire.

– Oh ! riposta malicieusementHamilton en lançant un regard à la dérobée au mécanicien, ce nesont pas les prétendants qui vont te manquer, maintenant, ma petitefille.

George devint rouge comme une pomme mûre.

Gentiment Helen alla à lui et lui prit lamain :

– N’écoutez pas les méchancetés de montuteur, George, et rappelez-vous que je vous ai promis de vousdemander conseil, quand l’heure viendrait de choisir un mari.

Le jeune homme abaissa sur Helen un regardd’infinie tendresse.

À ce moment, le secrétaire de M. Hamiltonvint remettre à son patron, un télégramme qui venait d’arriver aubureau.

Après avoir pris connaissance de la dépêche,M. Hamilton eut un mouvement de colère.

Il lut tout haut :

Prière pas oublier paiement trimestriel,demain, 600 000 dollars.

DIXLER.

– Ah çà ! gronda le directeur de laCentral Trust, est-ce que cet Allemand se figure que je ne tienspas en ordre mes échéances.

– Est-ce que nous ne sommes pas bons poursix cent mille dollars, dit Helen, en fronçant sa jolie bouche avecla moue d’un vieil habitué du Stock-Exchange.

La mine était si drôle que Hamilton, malgré safureur, ne put s’empêcher de rire.

– En tout cas, conclut-il, je seraidemain à Las Vegas pour faire halte à Oceanside, car il me fautnégocier des valeurs, et j’arriverai à Las Vegas avant midi.

– Si vous êtes gentil, implora Helen,vous me permettrez de vous accompagner.

– Mais c’est absurde, ma petite fille, cen’est pas votre affaire.

– Ne suis-je pas votreassociée ?

– C’est juste, je m’incline.

– Vous êtes un adorable tuteur, vieuxHam, vous faites toujours ce que je veux.

– Vous avez donc bien envie de revoir lebeau Dixler ?

– Je me moque du beau Dixler, comme de mapremière poupée, mais je serai bien contente d’aller chercher monpauvre Spike à la prison dès qu’il sera libre.

– Allons, vous êtes encore la meilleure,murmura Hamilton, plus ému qu’il ne voulait le paraître.

– Et moi, gémit George, qu’est-ce que jevais faire dans tout cela ?

– Vous nous attendez bien sagement ici,mon garçon, en surveillant les travaux.

– Et en pensant à moi, termina Helen,avec son joli sourire si fin et si tendre.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer