L’Héroïne du Colorado

CHAPITRE V – La lutte pour le rail

Les actionnaires des deux compagnies rivalesavaient pris place autour d’une vaste table dans le grand salon deCedar Grove. Le général Holmes, après avoir souhaité la bienvenue àses hôtes, les assura qu’il ferait son possible pour amener lasolution amiable de tous les litiges. Et sous l’influence de cesparoles conciliantes, le début de la réunion fut en effet assezcordial.

Mais dès que Dixler eut pris la parole, ladiscussion ne tarda pas à s’envenimer.

– Gentlemen, dit-il, la proposition quej’ai à vous faire de la part des actionnaires que je représente esttrès simple : le général Holmes et son groupe possèdent troismille actions de la Central Trust, la Colorado en possède deuxmille. Je demande une égale répartition des actions.

– Quelle raison alléguez-vous pour nousdépouiller, demanda le général qui contenait à grand-peine sacolère.

– C’est très clair. La nouvelle ligne quevous êtes en train de construire va réduire à rien le traficd’intérêt local que nous possédons, par conséquent, il est justeque vous nous indemnisiez.

– Et si nous refusons ?

– Alors, c’est une guerre à mort entrenous. Nous vous retirons nos capitaux comme les statuts de votresociété nous le permettent ; nous annulons notre participationet nous construisons au besoin une ligne parallèle à la vôtre pourla concurrencer.

Le général était pâle de colère.

– Vous usez là, fit-il, d’un procédédéloyal ! Nous ne pouvons pas de gaieté de cœur nous laisserenlever nos actions. Vous avez dès l’origine connu le tracé denotre réseau. Nous avons toujours été de bonne foi.

– Je ne le nie pas, murmura hypocritementDixler, mais je représente ici les intérêts des actionnaires. Jevois que nous ne tomberons jamais d’accord. Il n’y a qu’un moyen derésoudre la question.

– Lequel ?

– Mettez la question aux voix.

– Soit ! acquiesça rageusement legénéral. On vota par mains levées.

Le résultat du vote fut exactement celui queprévoyaient Dixler et le général Holmes lui-même. Aucune des deuxparties ne voulut céder. Tous les actionnaires de la Central Trustvoulaient garder leurs actions, et tous ceux de la Coloradovoulaient les leur prendre.

Dixler triomphait…

– Dans ces conditions, continua-t-il, ilest inutile de prolonger la discussion ; vous voulez lalutte ? Eh bien, nous lutterons. Ce sera tant pis pourvous.

– Je n’ai pas dit mon dernier mot,grommela le général entre ses dents. Je vous affirme que voustrouverez à qui parler.

Des paroles de défi furent ainsi échangées depart et d’autre, et la séance prit fin au milieu d’une irritationet d’un mécontentement général.

Cependant M. Holmes, qui était avant toutun véritable gentleman, reconduisait cérémonieusement ses hôtesjusqu’au vestibule de la villa et prit congé d’eux avec des parolescourtoises.

Il se rappela alors qu’il avait offert àDixler, qui habitait un autre district de la province, de luidonner une chambre pour la nuit, et il jugea qu’il serait incorrectà lui de ne pas tenir sa promesse.

Dixler eut d’ailleurs le sans-gêned’accepter.

– Pour mon compte, dit-il, avec soneffronterie habituelle, je ne suis nullement brouillé avec vous. Jen’ai fait qu’obéir aux actionnaires qui m’avaient confié leurmandat. Je suis d’autant plus charmé d’accepter votre hospitalitéqu’étant donné votre offre, j’ignorais que nous n’allions pas nousentendre ; je n’ai pris aucune disposition pour mon logementcette nuit.

Pendant que les actionnaires prenaient congédu général, avec une froide et cérémonieuse politesse, Dixler eutl’audace de s’approcher de miss Helen, pour lui adresser sesgalanteries habituelles, mais la jeune fille lui répondit de tellefaçon qu’il jugea inutile d’insister. Quittant la jeune fille, ilalla faire ses adieux à M. Garde, le plus gros actionnaire dela Colorado Coast, et qui lui aussi était un agent du gouvernementallemand.

– Écoutez, Dixler, lui dit ce dernier enl’attirant à l’écart, j’ai reçu des ordres formels de l’ambassadeet j’ai la mission de vous les transmettre. Vous savez que sans leplan du tunnel nous ne pouvons rien faire. Il ne suffit pas dedéfier nos ennemis sans avoir les moyens de les vaincre. Je comptesur vous pour nous procurer ce plan.

– J’essayerai.

– Il faut essayer et réussir. J’aiprécisément sous la main deux mauvais drôles de notreconnaissance : Spike et Lefty.

– Deux gibiers de potence, fit Dixler,avec une grimace significative.

– Ils peuvent exécuter une besogne quirépugnerait à de plus honnêtes. Vous me comprenez. À tout hasard,je leur ai fait dire de vous attendre à la grille extérieure dujardin.

– Alors, ce serait cette nuit même,demanda l’Allemand sans enthousiasme.

– Cette nuit, il faut mettre à profitvotre connaissance des lieux, le plan est dans le coffre-fort, dansle cabinet de travail du général. Il a eu lui-même la sottise denous le dire. Alors, c’est entendu, je compte sur vous.

Et comme pour répondre à une objectionpossible de son interlocuteur.

– D’ailleurs ajouta-t-il, puisque vouspassez la nuit dans la maison, c’est une raison pour qu’on ne voussoupçonne pas. Donc à demain et bonne chance.

Fritz Dixler n’était qu’à demi satisfait de ladangereuse besogne qu’on lui imposait, mais M. Garde était undes plus gros actionnaires de la Colorado Coast ; de plus, ilétait au courant du passé peu édifiant de son complice. Enfincelui-ci se rendait parfaitement compte de la nécessité impérieusequ’il y avait pour lui de mettre la main sur le plan du tunnel.

– Après tout, réfléchit-il, Garde araison, on ne retrouvera peut-être jamais une si belle occasion. Cequi m’ennuie c’est d’avoir affaire à deux basses fripouilles commeSpike et Lefty. Je ne puis cependant pas opérer moi-même.

Tout en faisant ces réflexions, il s’étaitdirigé vers le jardin, et était arrivé sans être remarqué jusqu’àla grille extérieure où devaient l’attendre les deux bandits.

Il faisait nuit noire lorsqu’il yarriva ; et d’abord il ne vit personne. Il frotta uneallumette, et la clarté de la flamme lui révéla, tout près de lui,deux faces marquées du sceau de l’ignominie, qui semblaient jaillirdes ténèbres. L’une surtout était hideuse, celle de Spike.

Le misérable avait les traits hâves etflétris : le crâne complètement rasé, le sourire abject d’unévadé du bagne.

– Vous ne nous voyez donc pas, ricana ledrôle ; il y a déjà un moment que nous vous attendons,monsieur Dixler. Il paraît que l’on a besoin de nosservices ?

– Oui, répondit Dixler en réprimant unfrisson de dégoût, mais il faut réussir, et ne pas vous laisserprendre. Autrement vous pourriez retourner dans un endroit que vousconnaissez bien.

– Inutile de parler de ce ton-là,répliqua cyniquement Spike. Dites de quoi il s’agit.

L’Allemand se pencha à l’oreille du bandit etlentement, minutieusement, sans omettre le moindre détail, il luiexpliqua comment il devait s’y prendre pour voler le plan, etl’endroit où se trouvait le coffre-fort.

Lefty, le comparse de l’affaire, le type duscélérat insignifiant, se tenait à l’écart, s’en rapportant entoutes choses à Spike, qu’il regardait comme un homme de génie.

– Ce n’est pas tout, dit enfin Spike, ily a une question qu’il faut traiter. Je veux bien croire à vospromesses mais je demande une avance. Il y a des frais dans uneexpédition comme celle que nous allons tenter cette nuit.

Dixler s’exécuta d’assez mauvaise grâce etremit quelques bank-notes aux deux coquins. Puis il se hâta derentrer à Cedar Grove où son absence n’avait pas encore étéremarquée.

Au repas du soir, Dixler n’avait pourcommensal qu’Amos Rhinelander, qui d’ailleurs n’échangea avec luique quelques phrases banales. Le général et sa fille s’étaient faitexcuser et avaient pris leur repas dans la salle à manger d’été,située à l’autre bout de la villa.

Le général Holmes, qui se levait dès la pointedu jour, avait l’habitude de se coucher de très bonne heure, maisce soir-là, il allait et venait dans son cabinet de travail, enproie à toutes sortes de pressentiments néfastes.

– Ils engagent la bataille contre nous,c’est vrai, songeait-il, mais pourtant nous avons la partie belle.Sans le plan du tunnel, ils ne peuvent rien faire, absolument rienfaire.

Machinalement il s’était approché ducoffre-fort. Il en fit jouer le secret, poussa la lourde ported’acier chromé et sur une des tablettes intérieures, il prit lefameux plan, le considéra un instant, et un rapide sourire sedessina sur ses traits.

– Il est bien à sa place, murmura-t-il,et tant qu’il sera là, nos ennemis seront réduits àl’impuissance.

Rasséréné par la constatation qu’il venait defaire, il referma soigneusement le coffre-fort et regagna enfin sonappartement. Il pouvait être alors dix heures du soir.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer