L’Héroïne du Colorado

CHAPITRE II – Le frein cassé

Depuis que George Storm, le petit crieur dejournaux, avait arraché à une mort certaine la fille du généralHolmes, le directeur de la Central Trust, les années avaientpassé.

Le général avait maintenant la barbe et lescheveux entièrement blancs, mais il était à peine un peu courbé, unpeu vieilli. On eût dit que la dévorante activité qu’il déployaitlui avait conservé une relative jeunesse.

Ses efforts, d’ailleurs avaient été, enpartie, couronnés de succès. Le réseau des voies de fer allongeaitchaque jour ses rubans à travers le désert, tissant à travers lesmontagnes et les marécages, les plateaux désolés du centre, unfilet de plus en plus serré, englobant les carrières les mines, lescités nouvelles, jaillies du sol comme par magie, au coup desifflet des locomotives civilisatrices.

Seul, le fameux tunnel qui devait traverserles montagnes du Diable (Devil’s Mounts) était à peine commencé.C’était là le gros morceau de l’entreprise, la difficulté la plusterrible à surmonter. Mais le général avait la foi qui transporteles montagnes et chaque jour, des adhésions nombreuses venaientapporter à son œuvre un appoint plus efficace.

Puis il était heureux.

Helen, la fillette indisciplinée etcapricieuse, était devenue une adorable jeune fille douce,instruite, modeste, et d’une compétence dans certaines questionstechniques qui lui permettait d’apporter à son père une aideprécieuse en maintes occasions.

Elle n’avait gardé de son enfance un peusauvage, qu’un goût presque désordonné pour les sports. Nageuse,boxeuse, écuyère hors ligne, elle était capable de traverser unbras de mer à la nage, ou de faire cent milles à cheval, sansétriers, sur un mustang indompté du Hano.

Une des coquetteries de cette étrange fille,était de ne rien ignorer de tout ce qui touche aux chemins de fer.Elle savait manœuvrer un frein, faire une aiguille, et elle avaitun jour piloté pendant cinquante milles un train spécial où avaientpris place des invités de son père.

À cette coquetterie tout au moins bizarre, ily avait peut-être une raison, Helen – en dépit de la distancesociale qui les séparait – était toujours demeurée l’amie de sonsauveteur, George Storm.

Grâce à la protection du général Holmes, lepetit crieur de journaux était devenu mécanicien sur une desprincipales lignes de la Central Trust, et, c’était lui qui avaiteu l’honneur d’initier miss Helen Holmes au mécanisme si compliquéet, pourtant si simple, de la locomotive.

George avait réalisé le rêve de son enfance.Il conduisait à travers les immenses espaces du désert un de cesmonstres de fer et d’acier qui l’avaient tant émerveilléautrefois.

Et quand il avait entrevu, dans le jardin deCedar Grove, miss Helen le saluant de sa petite main, alors qu’ilpassait sur sa machine, il emportait du bonheur pour plusieurssemaines.

Ce matin-là, le train chargé de cuivre queconduisait George Storm, traversait une contrée aride etdésertique, à cent milles de Denver ; à perte de vue c’étaitun horizon de collines pierreuses, de torrents desséchés, lesarbres étaient rares et rabougris, les herbes de la prairie brûléespar le soleil.

George venait de renouveler le contenu desboîtes à graisse, lorsque Joë Martyn, son chauffeur, l’appelabrusquement.

– Que se passe-t-il donc ? demandaGeorge.

– Un gros ennui, M. Storm, fit Joë,la soupape ne fonctionne plus.

– Je vais voir.

– C’est tout vu…, je l’ai visitée. Si jene m’en étais pas aperçu, la chaudière pouvait très bienéclater.

– Voilà qui est ennuyeux, murmura-t-il,pour remorquer ce train lourdement chargé, je ne puis pas diminuerla pression.

– Il serait prudent de stopper, fitobserver Joë.

George acquiesça à cette demande et fitmanœuvrer les freins.

Le conducteur, le garde-frein et les autresemployés du train, aussitôt prévenus, tinrent conseil.

– Je ne vois qu’une chose à faire,déclara George, c’est de télégraphier à la direction du matériel detraction pour demander des instructions.

Tout le monde tomba d’accord, c’était là leparti le plus sage.

Dans les chemins de fer américains, des boîtesde fer contenant un télégraphe portatif sont disposées de distanceen distance, le long de la voie. Le mécanicien a toujours sur luila clef qui ouvre ces boîtes.

Précisément il y en avait une dans levoisinage, George Storm l’ouvrit et lança le télégrammesuivant :

Direction de la Central Trust

La soupape de sûreté du train n° 145ne fonctionne plus. Télégraphiez instructions.

G. Storm, mécanicien.

Quelques minutes plus tard le télégramme,heureusement parvenu à Denver, était remis au directeur de latraction.

– C’est un accident assez fréquent,dit-il à l’employé qui venait de lui apporter le message de George.Voici ce que vous allez répondre :

Et il libella :

Mécanicien Storm,

Ramenez train 145, avec frein desecours.

Le message fut immédiatement expédié et reçupar George. Celui-ci, malgré la répugnance qu’il éprouvait àramener un train dans de pareilles conditions, s’empressa d’obéiraux ordres qui lui étaient transmis.

*

**

Ce même jour, le général Holmes se disposait àmonter en gare de…, dans le train spécial qui lui était réservé,lorsqu’il fut abordé par un gentleman d’allure correcte et mêmeélégante, à la physionomie intelligente, au visage complètementrasé.

– Général, dit le nouveau venu ens’inclinant respectueusement, excusez-moi de la liberté que jeprends, et permettez-moi de me présenter moi-même. Je suis FritzDixler, le principal administrateur de la Colorado Coast, lacompagnie rivale de la vôtre.

– On m’a fait grand éloge de vos talents,dit poliment le général.

– Je vais droit au fait, répliqua Dixleravec une franchise brutale j’ai cru que dans notre intérêt communil serait peut-être utile que nous fassions connaissance.

– Vous avez bien fait, il y a longtempsque je voulais vous voir. Il y a certainement beaucoup de pointssur lesquels nous pourrions nous entendre.

– Je ne demande que cela. Il est stupideque deux sociétés aussi puissantes que la Central Trust et laColorado se fassent la guerre au lieu de collaborerpacifiquement.

Le général Holmes avait été conquis du premiercoup par l’apparente franchise de son rival, un Allemand naturalisédepuis peu d’années et qui – on ne sait comment – avait su prendredans la Compagnie du Colorado une place prépondérante.

Le général Holmes était loin de soupçonnerqu’il se trouvait en présence d’un personnage des plus dangereux.Fritz Dixler, fondé de pouvoir de plusieurs banques qui servaientde paravent aux agents du gouvernement allemand, ne s’étaitintroduit dans la Colorado Coast que pour y faire prédominerl’influence allemande.

Le but de Dixler était d’accaparer au profitde l’Allemagne tout le réseau des voies ferrées du Colorado. À cemoment, les Allemands étaient en train d’envahir les opulentesprovinces du sud-ouest des États-Unis. On n’a pas oublié qu’unAllemand authentique, ami du Kaiser, fut peu de temps avant ladéclaration de guerre maire de San Francisco, et de bruyantesmanifestations pro-germaines avaient lieu en plein jour, sans quele gouvernement américain trop confiant s’en offusquât alors.

Dixler, d’ailleurs, afin d’avoir les coudéesfranches, et d’après les instructions de l’ambassade allemande,s’était fait naturaliser citoyen américain, aussitôt après sonarrivée aux États-Unis. Il parlait l’anglais avec une correctionparfaite et peu de personnes connaissaient sa véritablenationalité ; d’ailleurs on n’attachait à ce fait aucuneimportance.

– Voici ce que je vous propose, dit legénéral. Nous avons longuement à causer, montez avec mon ami etassocié, M. Rhinelander que vous connaissez, dans le trainspécial qui va me conduire à Denver, vous ferez connaissance avecma fille Helen, et je vous montrerai mon cottage de CedarGrove.

Dixler eut un sourire étrange.

– J’accepte, déclara-t-il avecenthousiasme. Ce sera pour moi un très grand honneur d’êtreprésenté à miss Helen.

– Et, chemin faisant, nous pourronscauser affaires tout à notre aise… mais il faut que je prévienne mafille.

*

**

Miss Helen se promenait sous les beaux arbresdu jardin de Cedar Grove et s’apprêtait à monter à cheval pour sapromenade quotidienne, lorsqu’on lui remit un télégramme. Elle ledécacheta et lut :

J’arrive avec Rhinelander et Dixler. Viensà notre rencontre.

Ton père, HOLMES.

– Cela ne change rien à mes projets,murmura la jeune fille, je vais seulement choisir comme but depromenade la gare du rapide.

Et après avoir donné quelques ordres pour laréception de ses invités, elle monta en selle, non sans avoircaressé son cheval, un arabe de pure race que le général Holmes,avait acquis à prix d’or d’un cheikh de Massate.

Arabian, c’était le nom du pur-sang, étaitintelligent comme un chien. On eût dit qu’il comprenait lesrecommandations de sa maîtresse qui faisait de lui tout ce qu’ellevoulait…

Quand il regardait la jeune fille de sesgrands yeux clairs presque bleus, on ne pouvait s’empêcher depenser à ces légendes arabes où un prince changé en bête, ou unmonstre, devient l’esclave d’une fée ou d’une princesse à laquelleil obéit aveuglément et qu’il préserve de tous les périls.

Miss Helen sauta légèrement en selle etArabian fila comme une flèche dans la direction de la gare de laCentral Trust, située à quelque distance de la ville.

Miss Holmes connaissait tout le personnel desbureaux et elle était respectée et obéie de tous. Elle alla droitau bureau télégraphique qui mettait directement l’administrationcentrale en communication avec les diverses gares du réseau.

– Le train 18 où se trouve votre pèreainsi que MM. Rhinelander et Dixler, lui répondit l’employé,n’arrivera pas avant une heure.

– Tant pis, j’attendrai, maisM. Tolny, vous avez l’air tout préoccupé.

– Je suis très inquiet, miss, etprécisément au sujet de votre protégé George Storm.

– De quoi s’agit-il ?

– Le train 145 qu’il conduit était endétresse, la soupape de sûreté ne fonctionnant plus, ils ont réussià la raccommoder, mais…

À ce moment la sonnerie de l’appareiltélégraphique retentit ; l’instant d’après le télégraphisteTolny portait à miss Helen la dépêche suivante :

Le 145 part – frein cassé – par voie18.

La jeune fille eut un geste d’angoisse.

– Mais c’est terrible, s’écria-t-elle, ense tordant les mains, le 145 va rencontrer le train spécial, uneépouvantable collision va se produire.

La sonnerie du télégraphe tintait à nouveau.Le cœur brisé par l’émotion Helen lut cette autredépêche :

« Le train 18 (le train spécial, parti àl’heure) doit être à ce moment près de la rivière. »

– Comment faire ? mon Dieu !Comment faire, murmura la jeune fille avec épouvante, la collisionva avoir lieu, le 145, qui n’a plus ni frein ni soupape de sûreté,dévale sur une pente rapide, M. Tolny, conseillez-moi !…Les minutes sont précieuses.

– Miss, il faudrait arriver assez vite àl’aiguille, qui se trouve à l’intersection des voies pour rejeter àtemps le 145 sur une voie de garage. Mais il n’y a plus le temps.Dans vingt minutes peut-être, la catastrophe aura lieu.

– Attendez, dit la jeune fille, il y apeut-être un moyen, je vais essayer, moi ! Je cours au secoursde mon père. Télégraphiez cela si vous voulez à la prochaine gare.Mais je n’ai plus une seconde à perdre.

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