L’Héroïne du Colorado

CHAPITRE III – Le repas interrompu

Après l’altercation qu’ils venaient d’avoiravec Otto et Frick, les agents de Dixler, miss Helen et George sedirigèrent vers l’hôtel de ville pour aller réclamer, ainsi quel’ingénieur Hamilton les en avait chargés, le duplicata descontrats détruits dans l’incendie du wagon.

– Je crains bien, dit Helen, que nousn’arrivions trop tard. Il est midi moins le quart.

– Eh bien !

– Les bureaux ferment à midi. Quand nousarriverons, nous ne trouverons personne. Les employés seront partiset les bureaux fermés.

– Ce n’est pas un grand malheur. Nous enserons quittes pour y aller à deux heures, après déjeuner.

– Il n’y a pas moyen de faire autrement.Mais où déjeunons-nous ?

– Si j’osais, balbutiait George enrougissant. Nous sommes à deux pas de mon petit logement…Voulez-vous, chère Helen, me faire l’honneur d’accepter moninvitation ?

– Oui, très volontiers, mon cher ami,répondit la jeune fille en souriant de l’embarras de son camaraded’enfance. Mais vous avez l’air très intimidé ! Il y apourtant bien des années que nous nous connaissons et je ne suis,comme vous, qu’une modeste employée de chemin de fer.

– Ce n’est pas très luxueux ni trèsconfortable, murmura George, de nouveau.

– Cela m’est bien égal. Je suis sûre quevous êtes admirablement installé.

Le mécanicien ne se sentait pas de joie, ilressentait au fond de son cœur une véritable et complèteallégresse.

Il exultait quand il commanda à la vieillefemme qui s’occupait de son ménage de garçon, de monter dudining room situé au rez-de-chaussée de la maison, tout cequ’il y avait de meilleur : un poulet, de ces beaux fruits deCalifornie, et même une bouteille de vin de France.

Helen protestait pour la forme, très amusée aufond.

– Vous allez vous ruiner, s’écria-t-elle,ce n’est plus un déjeuner, c’est un véritable festin.

Et elle ajouta, en levant le doigt d’un air demenace qui n’avait rien d’effrayant :

– Je n’épouserai jamais un homme qui ades goûts aussi fastueux. Nous aurions vite fait d’êtrecomplètement ruinés.

Tous deux riaient comme des écoliers qui vontfaire la dînette.

Ce fut Helen qui dressa le couvert sur unepetite table près de la fenêtre ; ce fut elle qui fit le thédans une belle théière de métal anglais dont George ne se servaitque dans les grandes occasions.

Elle disposa avec art les fruits dans lecompotier, elle découpa habilement le poulet et voulut elle-mêmeservir George qui la contemplait avec admiration.

Il lui semblait que la blonde chevelure deHelen mettait un rayon de soleil enchanté dans l’étroite petitepièce mesquinement meublée.

En ce moment sa petite salle à mangerparaissait à George plus magnifique que tous les palais impériauxou royaux dont il avait vu la photographie dans les revuesillustrées.

– Vous êtes une fée, murmura-t-ildélicieusement ému ; il rayonne de vous comme une atmosphèrede bonheur. Heureux celui que vous choisirez pour mari.

Et il ajouta mélancoliquement :

– Hélas ! ce ne sera pas moi.

– Qui sait, dit-elle malicieusement. On avu des choses plus extraordinaires…

Il y eut un long silence.

Doucement, George avait pris la main de Helenqui ne l’avait pas retirée.

Tous deux échangeaient des regards chargés demille pensées qu’ils n’osaient ou ne voulaient pas exprimer par desmots.

– … Je travaille beaucoup, dit tout àcoup George.

– Je le sais.

– M. Hamilton, qui dirige mesétudes, m’a assuré que dans trois mois je serai capable de passerl’examen d’ingénieur.

Cette conversation, qui commençait de prendreune tournure tout à fait confidentielle, fut brusquementinterrompue par un coup frappé à la porte.

George s’était levé furieux de cette visiteimportune.

– Qui va là ? demanda-t-il d’un tonbourru, qui n’était rien moins qu’aimable.

– C’est moi, Spike, avecM. Dixler.

– Dixler chez moi ! grommela lemécanicien, il ne manque pas de toupet.

– Ouvrez-lui, ordonna miss Helen, il fautsavoir ce qu’il nous veut. Avec vous, d’ailleurs, ajouta-t-elled’une voix plus douce, je n’ai pas peur de lui.

George poussa la porte et se trouva en face deDixler qui saluait en s’inclinant cérémonieusement. Quant à Spike,sur un ordre bref de son maître, il s’était éclipsé.

L’Allemand jeta sur les jeunes gens un regardà la fois haineux et railleur.

– Je suis désolé, fit-il, d’interromprevotre lunch et de troubler un aussi agréable tête-à-tête, mais j’aiune sérieuse réclamation à vous adresser.

– De quoi s’agit-il ? demandaGeorge, qui sentait la colère monter en lui.

– J’admire avec quelle désinvolturecharmante vous vous êtes emparés de mon auto, me causant ainsi ungrave préjudice. Faute de ce moyen de transport, j’ai manqué deconclure une affaire très importante, et je suis dans l’intentionde vous intenter un procès.

Miss Helen foudroya l’Allemand d’unregard.

– Et c’est pour me raconter cela que vousvenez me déranger, cria-t-elle. Je trouve véritablement votreimpudence un peu forte. Vous oubliez, monsieur Dixler, que si je mesuis servie de votre voiture, c’était pour sauver des existenceshumaines et notamment celle de Spike, votre salarié. Vous plaiderezsi vous voulez, mais vous êtes sûr de perdre !

Puis se ravisant :

– Je ne veux pas me donner contrevous-même l’apparence d’un tort. M. Hamilton vous enverra unchèque pour prix de la location de votre voiture. Dites-nous cequ’on vous doit ?

– J’estime à mille dollars le préjudicequi m’a été causé.

– Je vais transmettre votre demande àM. Hamilton, dit la jeune fille, avec un grand calme, ce n’estpas une perte de mille dollars qui empêchera la Central Trust determiner sa ligne.

George Storm se contenait à grand-peine. Ilavait beaucoup de mal à se retenir d’empoigner l’Allemand par lesdeux épaules et de le lancer dans l’escalier.

– C’est tout ce que vous aviez à nousdire, monsieur Dixler, fit-il d’une voix sourde.

– Mais oui, répliqua M. Dixler, avecun fielleux sourire. Au revoir, miss Holmes, au revoir, monsieurStorm, je vous souhaite beaucoup de plaisir dans votre flirt.

– Quel coquin ! s’écria George, dèsque le directeur de la Colorado Coast eut disparu. Je me demande cequ’il est venu faire ici.

Miss Helen réfléchissait :

– Je n’en sais rien. Peut-être a-t-ilvoulu vérifier le récit de Spike, ou simplement nous ennuyer avecsa stupide réclamation.

– Peut-être espérait-il que je meporterais à quelque violence contre lui, ce qui lui eut donnéprétexte à de nouvelles tracasseries.

– On ne sait jamais jusqu’où peuventaller les combinaisons machiavéliques d’un pareil drôle. En toutcas, j’espère bien que M. Hamilton ne lui donnera pas milledollars.

Helen et George continuèrent leur déjeunerinterrompu, mais on eût dit que l’apparition de Dixler avait rompule charme de leur entretien.

– Cet oiseau de mauvais augure nous agâté notre dînette, fit la jeune fille, avec une moue. Quand on levoit quelque part, on peut être sûr qu’il va se produire quelquecatastrophe.

Il fallut un long quart d’heure aux deuxjeunes gens pour retrouver leur gaieté et pour oublier l’intrus.Enfin le plaisir qu’ils avaient à se trouver réunis l’emporta etils se plongèrent dans une série de projets d’avenir, tous plussuperbes les uns que les autres.

Disons-le, sans se l’être avoué l’un àl’autre, Helen tenait une grande place dans les projets d’avenir deGeorge, et celui-ci une tout aussi importante dans ceux deHelen.

Helen servit le thé, excellent thé jaune dontle délicat parfum embaumait la petite pièce, lorsqu’on frappa denouveau à la porte.

– C’est assommant, s’écria George, on nepeut pas être tranquille un instant, mais cette fois, si c’estencore Dixler, je lui casse les reins.

Ce n’était pas Dixler, c’était Spike. Ilsemblait inquiet et mal à l’aise.

– Qu’est-il donc arrivé, demanda la jeunefille.

– Rien encore, mais j’ai tout lieu decroire que Dixler médite quelque mauvais coup.

– Qui vous fait croire cela ?

– D’abord, ainsi qu’il avait menacé de lefaire, Dixler a congédié tous les ouvriers du chantier de laTranchée. Il y aurait quelque bagarre en ville cet après-midi, queje n’en serais pas autrement surpris. Ce n’est pas tout.

« Lorsque Dixler est redescendu d’ici, jel’ai épié.

– Il devait être furieux, fit remarquerStorm.

– Il était exaspéré. D’abord il s’estpromené à grands pas en serrant les poings dans la rue à peu prèsdéserte. Puis il s’est calmé peu à peu, il semblait réfléchir. Saphysionomie est redevenue souriante, il avait dû découvrir quelquecombinaison. Tout à coup, il a tiré sa montre, le superbechronomètre que vous lui connaissez, et il l’a considéréattentivement ; il paraissait très satisfait. De l’encoignureoù j’étais abrité, j’ai pu constater que sa montre marquait midi,midi précis.

– Qu’est-ce que cela peut biensignifier ? demanda George.

– Attendez un peu ; un instantaprès, les deux coquins qui nous ont injuriés quand nous étions enauto, sont venus le rejoindre, et il leur a montré son chronomètretout en leur donnant des instructions. Il avait l’air d’attacherune grande importance à cette heure de midi. C’est alors que je mesuis montré sans affectation, comme si j’arrivais là par hasard,mais Dixler ni ses deux acolytes n’ont paru faire attention àmoi.

– Tout cela est assez mystérieux,interrompit Helen. Il s’agit certainement de quelque coup de main,de quelque guet-apens combiné par Dixler.

– Cela, j’en suis d’autant plus convaincuque je vais faire partie de l’expédition.

– Vous ? s’écria George avecsurprise. L’ex-forçat eut un sourire.

– Sans doute, fit-il, mais c’est dansvotre intérêt, pour déjouer le complot, si c’est en mon pouvoir outout au moins pour vous tenir au courant de ce qui s’est passé.

« Quand Dixler a été parti, les deuxespions se sont approchés de moi, ils paraissaient assez ennuyés dela mission qui leur avait été confiée et j’ai compris tout de suitequ’ils ne seraient pas fâchés de s’adjoindre le concours d’un hommequi a l’expérience et l’habitude de certaines choses (et Spikebaissa modestement les yeux), comme l’escalade, l’effraction, lecambriolage, etc.

– Et vous allez lesaccompagner ?

– À l’instant même. Malheureusement ilsne m’ont pas encore dit de quoi il s’agissait. Je suis pourtantbien sûr que l’entreprise à laquelle ils veulent m’associer ne doitpas être parfaitement légale.

– Alors bonne chance, dit miss Helen, jevous suis très reconnaissante du dévouement que vous nous montrez,mais de grâce, ne faites rien qui soit contre la légalité.

Spike haussa les épaules et eut un gesteévasif.

– Au revoir, miss, dit-il, au revoir,monsieur Storm, je me sauve. Je suis en retard et les deux coquinsdoivent m’attendre avec impatience.

Et il se hâta de disparaître, laissant lesdeux jeunes gens plus inquiets qu’ils ne voulaient se l’avouereux-mêmes.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer