L’Héroïne du Colorado

CHAPITRE IV – Diviser pour régner

L’altercation qui venait d’avoir lieu entreGeorge et le directeur de la Colorado Coast Company, avait d’abordjeté un certain désarroi dans la fête.

Parmi les invités, les uns étaient des amis deDixler, les autres des amis de George, si bien qu’il s’en fallut depeu que les personnes présentes ne se trouvassent divisées en deuxcamps.

Mais, avec son tact et sa présence d’esprithabituels, miss Holmes réussit à éviter tout scandale. Petit àpetit, surtout à mesure que les autres amenaient de nouveauxinvités, la réception reprit toute son animation joyeuse, lesjeunes filles en claires toilettes envahirent l’emplacement réservépour le tennis, et bientôt la partie s’engagea avec l’entrain leplus cordial.

Bien que très mécontente au fond, miss Helenprit part au jeu et se distingua par son adresse et la précisionavec laquelle elle lançait les balles ou les recevait sur saraquette.

Dixler lui-même, brossé et pansé, se montratrès gai, et parut avoir complètement oublié la sévère correctionqu’il venait de recevoir.

L’ingénieur Hamilton fut un des rares qui neparvinssent pas à dissimuler leur mauvaise humeur.

À un moment donné, il prit à part George Stormet le sermonna d’importance.

– Je m’étonne de la façon dont vous avezagi, mon cher George, lui dit-il.

– Vous en auriez probablement fait autantà ma place, répliqua le mécanicien, d’un ton bourru.

– Je suis bien sûr du contraire, vousavez agi avec une brutalité révoltante et sans provocation aucune àce qu’il paraît.

– Qui vous a si bien renseigné ?

– Dixler lui-même.

– Cela se voit ! Dixler a toujoursété un menteur et un calomniateur, mais je serais curieux de savoirce qu’il a bien pu vous dire.

– Il m’a affirmé s’être borné à vousféliciter de la chance que vous aviez d’avoir été choisi par missHelen. Il prétend que vous avez compris ses paroles tout detravers.

– C’est-à-dire que je suis un imbécile,s’écria George, qui sentait la colère s’allumer de nouveau.Sachez-le, monsieur Hamilton, Dixler a parlé de miss Helen entermes outrageants ; je crois qu’à ma place vous n’auriez passupporté plus patiemment que moi ses insolences.

Mais l’ingénieur Hamilton, dans cetteoccasion, était de parti pris. Dixler avait eu l’art de lepersuader que c’était lui-même qui avait raison.

– Avouez plutôt, dit-il à George, quevotre jalousie et votre haine contre notre adversaire financiervous ont entraîné loin des limites de la correction que doit garderun véritable gentleman, surtout quand il n’est pas chez lui, qu’iln’est qu’un simple invité s’adressant à un autre invité.

– Cela est évidemment très regrettable,reprit George avec beaucoup de sang-froid, mais je vous donne maparole que si l’Allemand se permet sur le compte de miss Helend’autres réflexions désobligeantes, il s’exposera à recevoir uneautre correction.

– Vous avez tort, un homme du monde ne seconduit pas de la sorte, même quand les apparences lui donnentraison.

– Nous ne pouvons plus nousentendre !… Nous ne comprenons pas les choses de la mêmemanière.

– Cela est vrai ! Je crois que jeperds mon temps en essayant de vous sermonner, mais je ne sais tropde quelle façon miss Helen va prendre cette algarade.

– Au revoir, monsieur Hamilton, jetrouve, décidément, que c’est prendre beaucoup trop de ménagementsenvers un coquin comme Fritz Dixler.

Les deux hommes s’en allèrent chacun de leurcôté, très mécontents l’un de l’autre.

George erra un moment seul par les allées duparc où retentissaient les voix joyeuses des joueurs de tennis.

À l’angle d’un sentier qu’ombrageaient desplatanes centenaires, qui poussent et grandissent sous ces cieuxtorrides avec une robustesse et une magnificence inconnues enEurope, il rencontra le fidèle Spike qui le consola de son mieux etqui lui donna quelques conseils.

– Vous avez eu absolument raison, luidit-il ; il y a des choses qu’un homme ne peut pas entendre desang-froid. Cependant, en y réfléchissant bien, je suis persuadéque la conduite de Dixler était préméditée.

– Mais, dans quel but ?

– Tâcher de vous brouiller avec missHelen, ou tout au moins semer entre vous deux lamésintelligence.

– Il n’y réussira pas.

– Espérons-le, murmura l’ex-forçat d’unair préoccupé. Cependant, la partie de tennis avait pris fin.

Par petits groupes, les invités se dirigeaientvers le buffet installé dans un salon de verdure et où un lunchmagnifique avait été préparé.

Des pyramides de fruits s’amoncelaient sur deprécieuses coupes de Saxe ou de Limoges, les ananas, les goyaves,les bananes, les mangues, les avocats, les papayes, les pommes duJapon y voisinaient dans une profusion royale avec les fruitssavoureux de l’Ancien Monde.

Le champagne rafraîchissait dans des seaux devermeil. Et les bordeaux et le bourgogne, l’asti au parfum demuscat, le Johannesburg cher aux diplomates, le tokay, naguèreencore exclusivement réservé aux empereurs d’Autriche voisinaientavec les crus moins illustres de la Californie et de l’Australie,les vins d’ananas du Brésil et le vin de palme de la Floride et lepulque mexicain.

La partie substantielle n’avait pas étéoubliée.

Les jambons d’ours canadiens, le mouton fuméd’Écosse, les volailles truffées faisaient bonne figure à côté dusaumon des grands lacs et des esturgeons servis sur un lit defeuillage.

Des stewarts impeccables, graves et vêtus denoir comme des attachés d’ambassade, servaient les invités sanshâte apparente, mais trouvaient pourtant moyen de donnersatisfaction à tout le monde, avec une prestesse et une céléritéqui tenaient du prodige.

La salle de verdure où avaient été disposéesles petites tables du lunch était décorée des plus belles fleursdes tropiques.

Les magnolias, les flamboyants, le jasmin deFloride, les violettes géantes et de superbes massifs d’orchidéesformaient, de place en place, d’énormes bouquets qui répandaientune senteur embaumante.

Chacun félicitait miss Holmes du goût déployédans cet arrangement, et chacun enviait son bonheur.

Cependant, pour la première fois depuis bienlongtemps, la jeune fille était mécontente, profondément irritéecontre George Storm, qu’elle avait évité de parti pris pendant letennis.

N’ayant pas assisté à la conversation quiavait été la cause primitive de la discussion entre les deuxhommes, Helen se sentait disposée à donner raison à Dixler.

Celui-ci d’ailleurs, par des allusionsdétournées, par de perfides sous-entendus, avait eu soin d’aggraverla brouille naissante entre les deux fiancés, en parlant beaucoupde sa bonne foi, en insistant sur la façon peu intelligente dontGeorge Storm avait compris ses paroles.

– Vous comprenez, miss Helen, avait-ildit hypocritement, que je ne puis en vouloir à M. Storm.

« Cependant, je ne saurais approuver saconduite.

« Que voulez-vous, George Storm a degrandes qualités ; il est brave, dévoué, fidèle,intelligent.

– Certes oui, interrompit miss Helen quine comprenait pas où l’Allemand voulait en venir avec seséloges.

– Malheureusement, reprit Dixler, d’unton de condescendance et d’apitoiement, George Storm n’est pas ungentleman, il aura beau faire, il se ressentira encore longtemps desa première éducation qui a été fort négligée, plus que négligéemême, il faut en convenir.

Ces paroles perfides accrurent l’irritation dela jeune fille. Cependant elle crut qu’elle devait prendre ladéfense de son fiancé.

– Il y a du vrai dans ce que vous dites,monsieur Dixler, répliqua-t-elle, mais il ne faut pas oublier queM. George Storm est mon fiancé – et elle insista sur le motfiancé – et un véritable self-made man, un homme qui s’estcréé lui-même ce qu’il est.

– Je rends justice à ses mérites.

– Quant à l’éducation qui lui faitdéfaut, il l’acquerra petit à petit, c’est une chose quis’apprend !

– Je le souhaite de tout mon cœur !Cependant, permettez-moi de vous dire qu’il lui reste encorequelques progrès à faire, les coups de poing que j’ai reçus en sontune preuve.

Miss Helen ne répondit rien, mais se morditles lèvres de dépit.

Dixler avait atteint son but. Il avait, parses réflexions, augmenté le mécontentement de la jeune fille et sacolère contre George.

– Je suis sûr, ajouta-t-il avec unmauvais sourire, que M. Storm, à votre école, aura vite faitde perdre ses mauvaises habitudes ; il ne saurait devenirbientôt ce qu’il aurait dû commencer par être, avant d’oser aspirerà votre union, c’est-à-dire un homme de votre monde, ungentleman.

Helen se redressa, très fière :

– Merci de vos conseils, monsieur Dixler,quand je prends une résolution, j’ai pour principe de ne m’enrapporter qu’à moi-même.

À ce moment, George apparut à l’extrémité del’allée.

Aussitôt Dixler, après un profond salut, seretira à quelques pas de là, avec une discrétion affectée.

George et Helen se trouvèrent en présence,tous deux presque aussi embarrassés l’un que l’autre.

– Chère Helen, murmura le jeune hommeaprès un moment de silence, je vous fais toutes mes excuses pour lemouvement de vivacité qui m’a porté à infliger à ce misérable unejuste correction…

« Mais quand vous connaîtrez…

– Je ne veux rien connaître, répliqua lajeune fille, encore sous l’impression des insinuations de Dixler.Tout ce que je sais, c’est que vous avez eu tort d’agir avec cetteviolence envers un homme qui, quels que soient ses torts, estaujourd’hui mon invité.

– Je sais bien, murmura George avecamertume, que j’ai trop de franchise pour devenir ce que vousappelez un homme du monde.

– Il faudra pourtant tâcher d’yréussir !…

George baissa la tête sans répondre. D’ungeste machinal, elle avait porté la main à la bague de fiançaillesqu’elle portait au doigt. George surprit ce geste. Tous deux seregardèrent bien en face.

– Écoutez, dit tout à coup le jeunehomme, je crains qu’en ce moment vous ne regrettiez la décision quevous avez prise, miss Helen, il est encore temps de le faire. Sivraiment vous me jugez indigne de vous, vous êtes libre dereprendre la parole que vous m’avez donnée !…

– J’en suis presque tentée !

– Ce sera comme il vous plaira !

– S’il en est ainsi, monsieur Storm,reprit Helen avec effort, car les larmes lui montaient aux yeux, jevous rends votre bague.

Et d’un geste très lent, comme à regret, ellearracha le bijou de son doigt et le tendit à George qui leprit.

– Cela vaut mieux ainsi, murmura-t-ild’une voix tremblante, nous nous étions trompés tous les deux.

– C’est ce que je crois aussi ; aurevoir, monsieur Storm, nous n’en resterons pas moins bons amis.Mais je vous quitte, il faut que j’aille reconduire mesinvités.

Avant que George Storm eût pu trouver laphrase émue, la parole généreuse et vibrante qui eût fait cesserl’odieux malentendu, miss Helen avait disparu.

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