L’Héroïne du Colorado

SEPTIÈME ÉPISODE – La loi de Lynch

CHAPITRE PREMIER – Dixler se fâche

Avec ses maisons blanches, ses larges avenues,ses squares plantés de palmiers et d’arbres verts, la ville de LasVegas est une des plus riantes cités du Sud-Ouest américain.L’hôtel de ville à la façade monumentale, aux fenêtres de pleincintre, rappelle les constructions du Vieux Monde, et fait oublierpour un instant les géantes bâtisses de trente étages, lesfantastiques charpentes d’acier de New York ou de Chicago.

L’hôtel de ville est d’ailleurs le centre d’unimportant mouvement d’affaires. C’est là que se trouve installé lebureau des domaines, c’est là que se traitent les ventes deterrain, les concessions minières qui, de jour en jour, donnentlieu à des transactions de plus en plus actives.

Las Vegas, tête de ligne déjà de plusieursvoies ferrées, est appelée par sa situation géographique à devenirune des plus riches cités de l’Ouest.

Le directeur des domaines, l’honorable JoePicklevick, se trouvait ce matin-là dans son cabinet, en compagniede son dévoué collaborateur, le conseiller John Rustock, et tousdeux étudiaient un nouveau projet d’adduction des eaux dont leconseil de ville devait voter l’exécution dans sa prochaineréunion, lorsqu’on lui annonça la visite de M. Fritz Dixler,directeur de la Colorado Coast Company.

– Faites entrer, dit M. Picklevick,avec un imperceptible froncement de sourcils.

– Que diable vous veut-il, grommela JohnRustock. Je n’aime pas beaucoup à avoir affaire à ce Dixler. Si cequ’on raconte de lui est vrai…

Le conseiller Rustock n’acheva pas. Dixlerentrait en ce moment même, toujours souriant et saluantcérémonieusement.

– Sirs, dit-il, sans préambule,je sais combien votre temps est précieux, je vais vous mettreimmédiatement au courant du but de ma visite.

– Nous vous écoutons, fit courtoisementM. Picklevick.

– Voici : une des lignes de cheminde fer que je construis doit traverser un des immenses terrains quisont la propriété de la ville de Las Vegas. Je viens solliciter devous l’achat du terrain strictement nécessaire à l’établissementdes voies et des stations. J’ajoute que je ne serai pas regardantquant au prix. Mes commanditaires m’ont ouvert les plus largescrédits.

– La ville a tout intérêt à voir sesterrains traversés par des voies ferrées, réponditM. Picklevick. Si rien ne s’y oppose, il sera fait droit àvotre demande.

Les yeux de l’Allemand étincelèrent, unsourire illumina sa face rusée.

N’ayant pu faire passer sa ligne sur leterrain qu’occupait la maison de l’Irlandais Mick Cassidy, il avaitété forcé de faire subir à ses plans des modificationsconsidérables. Si la ville de Las Vegas acceptait ses offres, ilregagnait tout le terrain perdu et gagnait même plusieurs millessur le tracé de ses adversaires de la Central Trust.

La veille encore, Dixler avait reçu del’ambassade d’Allemagne à Washington une dépêche chiffrée : onlui ordonnait d’empêcher à tout prix l’achèvement du réseau de laCentral Trust, qui, une fois en exploitation, doublerait le travaildes munitions à destination de l’Europe.

– Donc, reprit lentementM. Picklevick, je ne vois pas, en principe, d’objection àvotre demande. Nous allons maintenant consulter les registres de laville.

Ils passèrent dans la place voisine, oùtravaillaient une demi-douzaine d’employés du cadastre, trèsaffairés, par suite du grand nombre de demandes de concessions quileur étaient adressées.

Le directeur des domaines avait pris dans uncasier d’épais volumes reliés en toile et les feuilletait avecattention.

Dixler suivait chacun de ses mouvements d’unregard perplexe ; de la réponse de la ville allait dépendre lesuccès de la Colorado Coast ou le triomphe de ses adversaires de laCentral Trust.

– C’est fort regrettable, dit tout à coupM. Picklevick, j’en suis fâché, monsieur Dixler, mais je mevois dans l’obligation de rejeter votre offre.

– Comment cela ?… murmura Dixler,devenu pâle de colère.

– Pour une raison bien simple, la villede Las Vegas, par un contrat en bonne et due forme, a déjà concédéle droit de construire une ligne sur ses terrains à la Compagnie dela Central Trust, que dirige M. Hamilton, et ce, à l’exclusionde toute autre compagnie de chemin de fer. Voyez vous-même, lestermes sont formels. Il n’y a rien à faire.

Dixler se contenait à peine.

– Je vous donnerai deux fois, trois foisplus que ce que vous a payé Hamilton, s’écria-t-il.

– Je ne puis agir à l’encontre dutraité.

– Alors, vous refusez ?

– Je refuse.

– C’est votre dernier mot ?

– Absolument. La ville de Las Vegas nepeut vendre ce qu’elle a déjà vendu. C’est une question de probitéélémentaire. Vous devez le comprendre.

– Il y aurait peut-être moyen de tournerla difficulté…

– N’insistez pas. Aussi pourquoi vousobstinez-vous à construire une voie parallèle à celle de la CentralTrust. Il ne manque pas d’ailleurs de terrains.

– Ce sont ceux-là qu’il me fallait,s’écria M. Dixler avec rage. Mais je le vois, il n’y a rien àvous dire. Vous avez sans doute ressenti les bons effets de lagénérosité de Hamilton.

– Monsieur Dixler, vous allez trop loin,vous devenez grossier. On me connaît assez à Las Vegas pour savoirque je n’ai jamais touché de pot-de-vin ou de commissions de quique ce soit.

– Fort bien ! mais je vous prometsque je me vengerai de la façon dont on me traite. J’ai fait toutdernièrement au juge Buxtan, qui lui aussi, a pris en mains lesintérêts de la Central Trust, une menace que je vais mettre àexécution.

– Quelle menace ?

– Vous me refusez du terrain, vousm’empêchez de construire ma ligne. Je n’ai plus qu’une chose àfaire. Je vais faire cesser les travaux.

Et il ajouta avec un fielleuxsourire :

– Je sais bien que cela va mettrequelques centaines d’ouvriers sur le pavé. Ne vous en prenez qu’àvous, s’il se produit quelques désordres dans la ville.

– Ce que vous faites là est mal, ditgravement M. Picklevick. Il vous serait facile de faire dévierlégèrement votre tracé. Quoi qu’il en soit, je suis obligé de fairerespecter la loi. Toutes vos menaces ne peuvent m’obliger àmodifier la décision que j’ai prise.

Dixler sortit de l’hôtel de ville, la rage aucœur.

Dans la rue, il se calma un peu. Il n’étaitpas homme à renoncer si vivement à la lutte ; il trouverait unmoyen, mais avant de prendre aucune résolution, il décida qu’ilexécuterait sa menace et qu’il ordonnerait de suspendre lestravaux.

À la terrasse du premier café qu’il rencontra,il libella un bref message et le remit avec quelque monnaie à uncommissionnaire, avec ordre de le porter d’urgence au plus prochebureau de poste.

Une heure après, le directeur du principalchantier de Dixler, situé à trois milles de Las Vegas, recevait ladépêche suivante :

M. Betwen, au camp de laTranchée,

La ville me refuse le droit depassage ; cessez les travaux et ramenez le matériel à LasVegas.

DIXLER.

M. Betwen fut fort étonné de la décisionimprévue de son chef. Il n’arrivait pas à comprendre que celui-ciordonnait d’abandonner les travaux, alors que la veille encore, ilmanifestait un si vif désir d’avancer rapidement. Mais à l’école deDixler, le chef de chantier avait appris une obéissance passive. Ilne songea pas à discuter l’ordre qu’il venait de recevoir.

Sans hésiter, il fit venir les contremaîtreset les mit au courant.

– On va payer aux ouvriers ce qui leurest dû, déclara-t-il brutalement, les travaux sont interrompus.Commencez, dès maintenant, à faire charger le matériel sur leswagons qui doivent être ramenés.

– À cette époque de l’année ?objecta l’un d’eux, il nous sera très difficile de trouver à nousembaucher.

– Je le regrette, mais je n’y puis rien.Je ne fais qu’exécuter les ordres de M. Dixler.

– Va-t-il falloir aussi, demanda unautre, charger les traverses et les rails.

– Tout. Il ne doit rien rester ici. Jevous le répète, la construction de la voie est interrompue.

– Pour combien de temps ?

– Je n’en sais absolument rien. Allezcommencer à charger les wagons. Plus vite vous aurez fini, plus tôtvous serez de retour à Las Vegas.

Les ouvriers obéirent en maugréant. On leuravait promis du travail pour de longs mois, et voilà qu’on lescongédiait brusquement, sans tenir compte de la parole donnée.

Et tout cela, comme le bruit en circulait degroupe en groupe, c’était la faute de la ville de Las Vegas, quiavait pris parti pour la Central Trust. Beaucoup se proposaientd’aller demander des explications à Dixler lui-même et s’il lefallait aux membres de la municipalité, et ils auraient déjà vouluêtre de retour à la ville.

Cette hâte de regagner Las Vegas imprima auxtravaux une activité fébrile.

Les rails, les traverses, les provisions decharbon, les vivres et les machines furent entassés sur les wagonsavec une rapidité extraordinaire.

Le camp de la Tranchée, qui, avec ses tentes,ses feux en plein air et sa foule, ses travailleurs affairés,offrait l’aspect d’une pittoresque petite ville, eut bientôt faitde reprendre l’aspect désolé qu’il avait avant le commencement destravaux.

De toute cette laborieuse activité, il neresta plus que des amas de scories et de détritus, des monceaux deferraille rouillée, à côté d’un feu mal éteint.

Enfin, les équipes d’ouvriers prirent placesur les wagons qui devaient les ramener à Las Vegas, et le chantierde la Tranchée, où la voie s’arrêtait brusquement coupée, retournaau silence et à la solitude de la pampa.

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