L’Héroïne du Colorado

CHAPITRE VI – Un match tragique

Sur l’ordre de miss Helen, le surveillantlança plusieurs télégrammes aux stations les plus éloignées, maispartout on lui faisait la même réponse :

« Vous nous prévenez trop tard, lacatastrophe ne peut manquer de se produire, le train 8, lancé àtoute vitesse, a déjà dépassé la gare de Feely. »

Miss Helen se tordait les bras.

– Mon Dieu ! s’écria-t-elle avecdésespoir, et quand je songe que mes invités, tous ceux quej’aime : l’ingénieur Hamilton, George Storm, ce brave Spikelui-même sont dans ce train, voués à une mort affreuse. MonsieurDixler, il faut empêcher cela.

– C’est impossible ! fit l’Allemand,avec un flegme diabolique.

– Comme vous avez dit cela ? Maischaque minute, chaque seconde, nous rapprochent du dénouementfatal, il faut agir à tout prix !…

– Je ne vois pas trop ce qu’il faudraitfaire ?

– Eh bien, moi, je le vois, s’écria missHelen, illuminée par une soudaine inspiration, mais il ne faut pasperdre un instant ! Vous avez une auto ?

– Oui, une 80 chevaux d’une grande marqueallemande.

– Peut-elle faire du 120 àl’heure ?

– Elle fait, sans fatigue, du 150.

– Alors, tout est sauvé ! je connaisadmirablement la topographie du pays, en prenant un raccourci nouspouvons encore rejoindre le train spécial qui ne marche qu’à 110.Nous ferons des signaux, et nous le forcerons bien à s’arrêter.

Dixler, qui, on s’en souvient, avaitfroidement préparé de longue main l’accident où ses plusredoutables adversaires financiers devaient trouver la mort, avaitcompté sans l’intervention de la jeune fille.

– Mon auto est à votre disposition,dit-il avec mauvaise grâce, mais je doute fort que nous puissionsrejoindre le train spécial. Un pneu crevé et l’on perd du temps àle remplacer.

– Les pneus ne crèvent pas.

– Une panne peut se produire.

– Il n’y en aura pas.

Sous peine d’attirer sur lui les plus gravessoupçons, Dixler n’avait pu refuser sa voiture, mais ce fut àcontrecœur qu’il donna l’ordre à son chauffeur de se mettre enroute, après avoir pris place au fond de la voiture, en compagniede miss Helen.

Celle-ci, d’ailleurs, avait eu soin des’assurer que les réservoirs avaient leur plein d’essence et queles pneus étaient absolument neufs.

Peu à peu, pendant que la voiture, commebalayée par un souffle d’ouragan, filait à travers les plainesdésertes qui se trouvent derrière Cedar Grove, Dixler avait reprisson sang-froid et, maintenant, il était le premier à encourager sonchauffeur, en lui promettant une gratification royale, en cas desuccès.

Il serait bien surprenant, s’était-il dit,qu’à l’allure folle à laquelle nous marchons, il ne se produise pasquelque avarie, quelque grippage du mécanisme, et si nous nousarrêtons, ne fût-ce qu’une minute, je trouverai moyen de dire unmot à mon chauffeur.

Cependant, l’auto continuait à filer comme unvéritable météore, traversant sans arrêter les landes désertes, lesbois, les villages de mineurs, et les voies de chemin de fer, qu’enAmérique aucune clôture ne sépare des terres voisines.

– Plus vite, répétait toujours missHelen, en se dressant de temps à autre pour inspecterl’horizon.

– Plus vite, répétait machinalementDixler, furieux au fond de voir que jusqu’alors cette follerandonnée s’était accomplie sans le moindre accident.

– Après tout, se dit-il comme fiche deconsolation, si nous arrivons à temps pour empêcher la collision,c’est moi qui en aurai tout le bénéfice moral, et miss Helen, aprèscela, cessera peut-être d’avoir de moi une si mauvaise opinion.

Et l’auto continuait à escalader les coteaux,à dévaler la pente des ravins avec la rapidité foudroyante d’uncyclone.

*

**

Pendant que miss Helen déployait d’aussihéroïques efforts pour les sauver, les voyageurs du train spécial,confortablement installés dans les luxueux compartiments,s’entretenaient de la fête à laquelle ils venaient d’assister,fumaient sur les passerelles d’observation ou s’abandonnaientnonchalamment au plaisir de contempler les sites grandioses qui sedéroulaient devant leurs yeux.

L’ingénieur Hamilton, qui gardait rancune àGeorge Storm, n’avait pas pris place à côté de lui, et il faisaitsemblant de ne pas s’apercevoir de sa présence.

Le mécanicien avait pris place près de Spike,qui, nous le savons, avait profité du train spécial pour allerrégler, à Frisco, quelques affaires.

L’ex-forçat faisait de vains efforts pourconsoler le jeune homme, en proie à une tristesse mortelle, qu’ilne cherchait pas à cacher.

– Il ne faut pas désespérer, monsieurGeorge, dit Spike. Je connais miss Helen, elle a beaucoup devivacité, mais elle est loyale et généreuse, elle aura vite fait dereconnaître que c’est elle qui a eu tort, après l’ennui de vousêtre fâchés, vous aurez le plaisir de vous raccommoder.

George secoua tristement la tête…

– Tu aurais peut-être raison,répondait-il, si Dixler n’était pas mêlé à tout cela. Ce bandit m’atoujours été funeste.

– Je le surveille de près, repritl’ex-forçat ; rappelez-vous, j’ai presque toujours vu clairdans ses agissements.

– À quoi me servira-t-il d’y voir clair,s’il est trop tard, murmura George, impatienté ; tu as beau meconsoler, miss Helen ne veut plus de moi et je suisdésespéré ; je quitterai la Compagnie du Central Trust ;je souffrirai trop s’il me fallait voir miss Helen mariée à unautre.

– Mais que comptez-vous faire ?

– J’irai en Europe, en Australie, au boutdu monde, je vivrai pauvrement de mon travail, n’importe où ;j’ai eu tort d’essayer de sortir de l’humble sphère où j’étaisné ; miss Helen et Dixler ont raison, jamais je ne serai ungentleman.

Spike finit par comprendre que sesconsolations étaient inutiles, du moins pour le moment, mais il sepromit d’employer toute son adresse, toute sa diplomatie à fairerevenir miss Helen de son erreur et à la réconcilier avecGeorge.

– Aussi, songeait-il, pourquoi a-t-elleeu l’idée d’inviter à la fête ce coquin d’Allemand, qui ne nous ajamais joué que des tours pendables.

Pendant que ces conversations s’échangeaient,le train franchissant, pour ainsi dire, d’un élan une immenseproportion de territoire, avait dépassé la gare de Feely, et filaità toute vapeur à la rencontre du rapide contre lequel il devait seréduire en miettes, à moins de quelque providentielleintervention.

*

**

Contrairement aux prévisions de Dixler,l’automobile qui le portait n’avait éprouvé aucune avarie, et missHelen constatait, avec une vive satisfaction, que la distance quila séparait encore du train spécial diminuait d’instant eninstant.

– Voici la gare de Feely, dit-elle tout àcoup, en montrant au fond de l’horizon un amas de constructions enbriques rouges, entouré de verdures rabougries.

Elle consulta d’un regard samontre-bracelet.

– À l’allure dont nous marchons,réfléchit-elle, nous pourrons avoir rejoint le train spécial.

– J’en suis charmé, fit Dixler avec unegrimace. Il y eut quelques minutes de silence.

– Tenez, dit tout à coup la jeune fille,en montrant dans le lointain un faible nuage de fumée, voici notretrain.

– Vous croyez ?

– J’en suis sûre, je connais l’horaire,et mes calculs sont précis. Plus vite ; il s’agit de sauverune centaine de vies humaines.

Le chauffeur, qui savait qu’une prime de troismille dollars lui serait allouée en cas de succès, accéléra lavitesse.

La voiture ne semblait plus toucher lesol ; elle filait comme une fusée.

Trois minutes ne s’étaient pas écoulées que,déjà, on distinguait la ligne noire des wagons et les cuivresétincelants des portières.

La route à cet endroit était un peu encontrebas de la voie.

– Si nous voulons que l’on nousaperçoive, dit miss Helen, il faut leur faire des signaux, etsurtout, ajouta-t-elle en se tournant vers le chauffeur, ne vouslaissez pas dépasser par la locomotive.

Cependant, de l’intérieur du train, lesvoyageurs avaient aperçu miss Helen et Dixler, mais, bien loin desoupçonner la vérité, ils ne voyaient dans sa présence à côté de lavoie du chemin de fer que l’exécution d’un pari.

– Parbleu, c’est clair, s’écria un vieuxgentleman qui avait mangé aux courses une bonne partie de safortune, miss Helen fait un match, elle veut arriver avant nous outout au moins en même temps.

– Et Dixler est avec elle, murmura Georgeavec accablement, je vois bien maintenant que je n’ai plus rien àespérer.

Des faces joyeuses apparaissaient à toutes lesportières et la plupart des invités battaient des mains, encriant :

– Bravo Dixler !…

– Bravo miss Helen !…

D’ailleurs, le bruit de leurs voix, aussi bienque celui des appels déchirants de la jeune fille, était couvertpar le grondement formidable du train et par le ronflement dumoteur.

Quand ils virent la jeune fille toute droitedans l’auto et agitant un mouchoir blanc, dans une sorte dedésespoir dont personne ne pouvait se rendre compte, lesapplaudissements et les bravos redoublèrent, ce fut de lafrénésie.

Le chauffeur et le mécanicien eux-mêmes,auxquels la jeune fille s’adressait plus spécialement, se mirent dela partie.

– Parbleu ! s’écria l’un d’eux, ilest visible qu’elle nous propose le match.

Et pour montrer qu’il avait bien compris, ilouvrit tout grand le tube de la vapeur, ce qui eut pour effetimmédiat d’imprimer à la locomotive un nouvel et prodigieuxélan.

En cet endroit, la voie du chemin de fergravissait une sorte de falaise, escarpée, tandis que la routesuivait au contraire le ravin placé en contrebas. En moins d’uneminute, la locomotive et le train avaient disparu aux regards de lajeune fille.

– Ils sont perdus, s’écria-t-elle !en retombant anéantie aux côtés de Dixler.

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