L’Héroïne du Colorado

CHAPITRE IV – Une histoired’étiquettes

Dixler travaillait paisiblement dans sonbureau, lorsqu’il reçut la visite d’un personnage vêtu enterrassier, auquel les regards fuyants, l’expression sournoise deses traits, donnaient un caractère de ruse et de bassesserépugnantes. C’était Spike, l’ancien forçat, le complice habituelde Dixler dans ses ténébreuses machinations.

C’était Spike, on s’en souvient, qui avait unepremière fois volé le plan du tunnel, puis qui, plus tard, grâce àla protection de Dixler, avait réussi à s’évader du pénitencier oùil avait été enfermé.

Pour le moment, Spike avait trouvé às’embaucher dans les chantiers de Hamilton et il y jouait le rôled’espion au profit de son complice qu’il tenait au courant desmoindres événements.

– Te voilà, vieux coquin, lui ditfamilièrement l’Allemand qui se trouvait ce matin-là d’excellentehumeur. Eh bien ! quoi de neuf ?

– Bien des choses, grommela l’autre d’unair renfrogné.

– Hamilton ne doit pas faire le fier ence moment ! Il est complètement coulé.

Spike secoua la tête.

– Je crois que vous êtes mal renseigné.Jamais l’ingénieur n’a paru aussi satisfait.

« Les travaux sont poussés avec uneactivité dévorante. L’argent ne manque pas, et la meilleure preuvec’est que Hamilton reçoit jeudi un train entier de traverses pourla voie.

Dixler s’était levé en serrant les poings.

– Que me chantes-tu là ? C’estimpossible. L’ingénieur, à cause de moi, n’a plus ni argent nicrédit.

– On ne le dirait guère, gouaillal’ancien forçat. Ce qui est certain, c’est que les traverses sontpayées d’avance.

– Tu es fou !

– J’ai vu les reçus dans le bureau del’ingénieur. L’Allemand était en proie à une sourde fureur.

– Mais alors, murmura-t-il avec rage, onse moque de moi et Ragsorm me trahit. Il m’a affirmé que lesactionnaires de la Central Trust refusaient tout nouveaucrédit.

À ce moment, on frappa à la porte. C’étaitRagsorm lui-même.

– Vous ne pouviez arriver plus à propos,lui dit rudement Dixler. Tâchez de répondre exactement à mesquestions. Est-il vrai – contrairement à vos affirmations d’hier –que les actionnaires de la Central Trust aient fait de nouvellesavances à Hamilton ?

Ragsorm était devenu blême.

– Je suis obligé d’avouer,balbutia-t-il ; je viens de l’apprendre à l’instant.

Cette fois, Dixler ne fut plus maître de sacolère, il saisit l’homme d’affaires à la gorge et la serra àl’étrangler.

– Ah ! traître, bandit ! J’aienvie de t’assommer. Et moi qui croyais naïvement ce qu’il meracontait hier. Mais, ils n’ont toujours pas le plan.

Ragsorm se dégagea par un suprême effort de lapoigne qui l’enserrait.

– Eh bien, si, bégaya-t-il, ils l’ont, leplan. Dixler passait de la colère à la stupeur.

– Mais, c’est idiot, grommela-t-il. Ilsne peuvent pas avoir le plan, puisqu’il est dans moncoffre-fort.

– Ils en ont un calque, ce qui revient aumême. Et c’est justement à cause de cela qu’ils se sont décidés àfinancer de nouveau.

Et Ragsorm, en phrases entrecoupées, racontace qu’il venait d’apprendre et ce que nos lecteurs connaissentdéjà, l’histoire du plan miraculeusement reproduit sur la toile ducanot.

L’homme d’affaires croyait que Dixler, aprèscette explication, allait s’excuser de sa violence. Il n’en futrien.

– Tu n’es décidément bon à rien, luidit-il ; il fallait rester jusqu’à la fin, me prévenir.Va-t-en, que je ne voie plus ta laide face de coquin.

Ragsorm ne se fit pas répéter deux fois cetteinvitation. Il disparut sans rien répliquer. Spike et Dixlerdemeurèrent seuls.

– Je suis battu encore une fois, prononçal’Allemand, dont la colère faisait peu à peu place à laréflexion ; mais il ne s’agit pas de s’endormir et de laisserle champ libre à Hamilton et à sa séquelle.

– J’ai bien une idée, fit Spike, cela m’aréussi très bien une fois, dans le Texas.

– Parle ?

– Si on changeait les écriteaux deswagons et qu’au lieu d’être adressées à M. Hamilton, ilsfussent expédiés à M. Dixler ?

– Eh bien !

– Vous en prendriez livraison et vous lesemploieriez. Avec la difficulté actuelle de trouver du bois, celavous donnerait un mois d’avance au moins sur vos adversaires, etd’ici là…

– Et tu te charges de mener à bien cetteexpédition ?

– J’essaierai, fit modestement l’ancienforçat. J’ai réussi des choses plus difficiles.

– Eh bien, soit ! fit Dixler, devenupensif. Gagner un mois, c’est énorme. Va, je te récompenseraigénéreusement en cas de succès.

Les deux bandits se concertèrent pendantquelque temps, et il fut décidé que, sans perdre un instant, Spikeirait immédiatement à la rencontre du train de traverses. Ilfallait que les écriteaux fussent changés longtemps à l’avance.

Deux heures plus tard – Spike, le matin, avaitpu se renseigner exactement en lisant le courrier de Hamilton –, ildébarquait dans la petite gare située en pleine brousse, où letrain chargé de traverses stationnait en attendant que la voie fûtlibre.

Après avoir rôdé quelque temps autour de lastation, il crut le moment favorable arrivé et il se glissa entredeux wagons, puis se hissa dans un fourgon.

Malheureusement pour lui, il avait été vu parun employé de la gare qui donna l’alarme et appela sescamarades.

– Venez vite, vous autres, encore un deces gredins de trampsqui voyagent gratis et qui pillentles fourgons.

– Il est passé par là.

– Non, par ici.

– Il faut le cerner et lui donner unebonne correction.

– Ça lui fera du bien !

En dépit de son agilité, Spike fut empoignébrutalement par plusieurs mains robustes et houspilléd’importance.

– Faut-il appeler le policeman ?demanda un des employés.

– Bah ! fit un autre, il a reçu unebelle volée. Ça lui ôtera l’envie de recommencer, qu’il aille doncse faire pendre ailleurs !

Spike moulu de coups se retira clopin-clopant,encore tout heureux et tout aise de s’être tiré de cette aventure àsi bon compte.

Le bandit n’avait d’ailleurs nullement renoncéà son projet, il en avait seulement modifié le plan.

À un mille environ de la gare où il avait étési malmené, un viaduc coupait la ligne du chemin de fer, jusqu’àangle droit.

Spike monta sur le viaduc et attendit.

Puis, quand le train de traverses, qui allait,comme tous les convois de ce genre, à une allure assez lente, futengagé sous le viaduc, Spike descendit à la force du poignet, lelong des traverses de fer, sauta dans le train en marche, puis setint allongé sur les pièces de bois.

Le chef de train avait bien cru voir un hommesauter sur les wagons, mais il n’en était pas sûr, puis dans cetrain, chargé de pièces de bois, il n’y avait rien à voler.

Cette réflexion empêcha l’honnêtefonctionnaire de faire arrêter le train, comme cela se pratiqueordinairement.

– Bah ! se dit-il, c’est un pauvrebougre qui n’a pas de quoi prendre un billet. Je le ferai descendreà la prochaine station.

Pendant ce temps, allongé sur les traverses,Spike avait tiré de ses poches tout un attirail et s’était mis àl’œuvre. Bientôt les étiquettes qui portaient :

Tr. 12

Hamilton

GARE DU SIGNAL

se trouvèrent remplacées par d’autres, ainsilibellées :

Tr. 18

M. Dixler

GARE DU SIGNAL

La gare du Signal étant commune aux chantiersdes deux entreprises il serait ainsi facile à l’Allemand de prendrepossession des traverses.

Cependant, Spike n’était pas au bout de satâche. Changer les étiquettes, c’était un premier point d’acquis,mais ce n’était pas tout.

Rampant de wagon en wagon, le bandit atteignitle fourgon du chef de train, et après s’être prudemment assuré quecelui-ci était absent, il s’y introduisit et alla droit à la petitecabine qui renferme le bureau et les papiers.

Il trouva, sans peine, le cahier qui remplaceen Amérique ce que nous appelons les lettres de voiture, et il enchangea soigneusement le libellé, remplaçant partout le nom deHamilton par celui de Dixler.

Cependant, le chef de train, qui regagnait sonposte d’observation, s’aperçut, cette fois, qu’il y avait quelqu’undans sa cabine.

Il n’avait plus à hésiter.

Il fit signe au chauffeur de stopper et letrain s’arrêta immédiatement.

Spike dont le travail était terminé et quiavait remis le cahier à sa place, sauta lestement à terre et se mità courir de toute la vitesse de ses jambes.

On ne songea pas à la poursuite, et continuantsa route en sens inverse du train, il ne tarda pas à arriver à unepetite station, où il y avait un poste télégraphique.

De là, il lança la dépêche suivante :

DIXLER,

Gare du Signal Étiquettes changées

SPIKE

Puis, satisfait d’avoir si bien accompli lamission dont on l’avait chargé, le bandit attendit paisiblement, ensirotant un verre de gin, le passage du train qui le ramènerait àla gare du Signal.

Ce ne fut qu’au bout d’une demi-heure, que lapatronne de la taverne lui apprit que le dernier train était passé.Alors Spike se décida à se procurer, contre espèces sonnantes, uncheval, dans un rancho voisin, et c’est de cette façon que s’opérason retour.

Depuis longtemps Dixler était en possession dutélégramme qui lui annonçait que le changement d’étiquettes s’étaitopéré sans encombre, et il avait pris toutes les dispositionsnécessaires pour que le restant de l’opération – le vol de tout untrain de bois – réussît aussi bien que les débuts semblaientl’annoncer.

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