L’Héroïne du Colorado

CHAPITRE VI – Le saut dans l’abîme

Helen maintenant n’hésitait plus.

Sa décision était prise, elle suivait unevolonté précise, elle mesurait toute la gravité de l’acte qu’elleallait accomplir. Mais elle ne tremblait pas.

Au moment où elle passait devant les bureaux,elle rencontra M. Fowler qui sortait.

– Vous m’excuserez cette après-midi, sije suis un peu en retard, lui dit-elle, M. Dixler m’a invité àdéjeuner au camp de Pôle Creek.

– Allez, allez, miss Helen réponditaimablement l’agent principal, je suis bien content que vouspreniez un peu de distraction. Ce n’est déjà pas si gai à LastChance.

Il la salua et s’éloigna vers la cantine.

À présent Helen dépassait les dernièresbaraques du camp de la Central Trust ; devant elle, la prairieavec ses hautes herbes descendait jusqu’à la Garana. Le soleilétait resplendissant, il promenait son globe doré sur un ciel sansnuage ; l’air était d’une limpidité et d’une transparence dontnous n’avons aucune idée en Europe.

Devant Helen, souriait parmi les graminées uneroute fleurie.

Un rideau de collines enserrait la petiterivière ; les pentes, couvertes de bruyères, semblaient seméesde rubis. Elles étaient couronnées de sapins et de cistes auxcouleurs sombres.

Un aigle décrivait de grands cercles dans leciel. Des petits oiseaux invisibles chantaient doucement, desparfums légers et grisants s’émanaient des plantes et des fleurs.Helen se sentait l’âme légère.

Quand la jeune fille eût franchi sur unepasserelle rudimentaire le cours paisible de la Garana, le camp dePole Creek lui apparut avec ses baraques, ses machines, ses wagonsbourrés de matériaux.

Elle s’arrêta une seconde contemplant labruyante agglomération industrielle, puis avec un accent d’uneintraduisible énergie :

– Go ahead !murmura-t-elle.

Quand Dixler avait appris que Helen acceptaitson invitation, il n’avait pu réprimer un mouvement de joie.

Sans bien savoir encore quelle ligne deconduite il adopterait avec Helen, l’Allemand ressentait une joiemauvaise en constatant que la jeune fille subissait son influenceet acceptait son emprise.

Quant à savoir ce qu’il ferait plus tard, illaissait aux circonstances le soin de le guider.

L’ingénieur avait arrangé le plus proprementpossible sa maison de bois, et il faisait disposer sur la table,par Platon, son nègre, un couvert presque élégant.

Il était donc occupé à placer les verres,quand une voix gaie l’interrompit dans sa besogne.

– Dépêchez-vous, je meurs de faim. Il seretourna.

Le gracieux visage de Helen était encadré dansla fenêtre et lui souriait.

Dixler courut à la grille qu’il ouvrit, fitentrer la jeune fille, la débarrassa de sa toque et de sa jaquetteet la remercia chaleureusement d’avoir bien voulu accepter soninvitation.

Tout en répondant gaiement, Helen observaittous les objets qui l’entouraient. Elle sentait, elle était sûreque le plan était là…, mais dans quelle cachette ?

Le repas commençait…

Platon venait d’apporter la traditionnellesoupe aux huîtres, suivie du rôti de porc aux haricots.

Dixler était galant : il ne tarissait pasde compliments, et Helen lui répondait en riant, un peu fébrilepeut-être.

– Ma parole, dit l’Allemand qui serapprochait de la jeune fille et dont les yeux avaient d’étrangeslueurs, il m’aurait bien étonné celui qui, il y a seulement troismois, m’aurait prédit que j’aurais le plaisir de déjeuner en tête àtête dans ma maison de bois avec la délicieuse miss Holmes.

Helen, à cette allusion aux terriblesévénements qui avaient bouleversé sa vie, s’assombrit brusquementet resta silencieuse.

Dixler s’aperçut bien vite de la nouvelleattitude de sa compagne.

Il s’excusa avec une lourdeur d’Allemand, etde la sorte ne fit qu’augmenter le malaise de Helen.

Il dit enfin, pensant tout arranger :

– Évidemment, chère Helen, vous avezpassé déjà des moments bien pénibles, mais, à votre âge, vousn’êtes encore qu’au début de la vie et l’avenir, sans doute, vousréserve de belles revanches.

Comme Helen restait muette, ilajouta :

– Tenez, si vous le voulez bien, nousallons boire à votre santé. J’ai dans mon coffre quelques vieillesbouteilles de cherry, qui n’auront jamais plus belle occasion de sedéboucher.

Sans attendre la réponse de la jeune fille,Dixler se leva et alla ouvrir le grand coffre de chêne qui luitenait à la fois de malle et d’armoire.

Machinalement Helen suivait des yeux tous lesmouvements de Dixler…

Tout à coup, elle étouffa un cri…

Là… là… parmi des couvertures, du linge, desarmes, des verres, des bouteilles, il y avait un rouleau de papierqu’elle connaissait bien et dont une feuille déroulée laissait voirl’inscription.

Devant elle… à quelques mètres d’elle… le planvolé était là !

Maintenant, il s’agissait de jouer serré.

Dixler avait refermé le coffre et revenaitsouriant une bouteille de cherry à la main.

L’Allemand débouchait le flacon, remplissaitles verres, et élevant le sien il dit avant de boire :

– À votre avenir, Helen, à vosamours !

– Voilà deux choses que je ne connais pasplus l’une que l’autre, répondit en riant la fille du général, dontla pensée revenait sans cesse à ces précieux papiers qui n’étaientséparés d’elle que par si peu de chose.

– Vous ne pensez cependant pas restervieille fille, reprit l’ingénieur. Vous vous marierez un jour.

– C’est bien mon intention.

– Helen, chère Helen, dit Dixler que levin capiteux et dont il usait largement commençait à rendre tendre,pourquoi ne pas comprendre que je vous aime de tout mon cœur etdepuis si longtemps.

L’orpheline le regarda avec un tel mépris quel’Allemand ne put retenir un geste de rage.

– Je suis bien fou, reprit-il, dechercher à m’installer dans une place qui est déjà prise…

– Que voulez-vous dire ?

– Je m’entends.

Helen sentit que la conversation devenaitdangereuse et qu’on allait à une querelle, qui, dans lacirconstance, ne pouvait que manquer à ses projets. Elle repritdonc son plus gracieux sourire et dit en se penchant surDixler :

– Nous n’allons pas nous disputer, jepense. Au lieu de dire des bêtises vous feriez bien mieux dem’offrir ces belles poires et ces magnifiques ananas que je voislà-bas.

Dixler se levait déjà. Helen le retint.

– Vous ne connaissez rien au service,dit-elle toujours gaiement. Nous mangerons le dessert quand latable sera nette. Mais ce soin me regarde. Ne bougez pas etlaissez-moi faire.

Gracieuse et légère, Helen emportait lesplats, les assiettes, et les déposait sur le bureau. Dixler, latête dans ses mains, songeait.

Helen crut le moment propice.

Elle se pencha rapidement, ouvrit le coffresans bruit et étendit la main vers le rouleau convoité.

– Non, certes !

Mais Dixler était déjà sur elle.

– Ah ! fille maudite, hurlait-il,c’est pour ça que tu étais venue ici ! Une lutte atroces’engagea.

L’Allemand brutal et féroce avait empoignéHelen à pleins bras et cherchait à l’arracher du coffre et à laterrasser, mais la jeune fille souple et sportive, opposait àl’ingénieur une résistance inattendue.

Pourtant elle se sentait faiblir.

Une minute, quelques secondes encore, etDixler allait être vainqueur… le plan perdu pour jamais.

– Non, non, cela ne serait pas… cela nepourrait pas être.

Un instant, d’un effort désespéré, elle put sedégager. Saisissant alors une des bouteilles étendues au fond d’uncoffre elle la brandit et l’asséna sur le crâne de Dixler, qui,avec un cri sourd, s’affaissa comme une masse.

Une seconde, Helen, en face de son acte,demeura immobile et tremblante, mais brusquement la vision de sonpère étendu sans vie passa devant ses yeux et tout son troubles’évanouit.

Elle franchit le grand corps de l’Allemand,revint au coffre, saisit les documents, ouvrit la porte sans bruitet se trouva dehors.

Nul ne fit attention à elle.

Autour du feu, les ouvriers des chantiersfaisaient griller des tranches de chevreau ou de mouton etn’étaient occupés que de leur repas.

Helen ne mit pas dix minutes à franchir ladistance qui séparait Pole Creek de Last Chance. Elle rentraprécipitamment dans le bureau et s’installa à la table dutélégraphe.

Elle était seule.

Tous les employés étaient encore àdéjeuner.

Vite, elle passa la dépêchesuivante :

Hamilton, Oceanside.

J’ai le plan, arriverai le plus rapidementpossible.

HELEN.

*

**

Quand Dixler revint à lui, il resta quelquessecondes comme hébété, cherchant à rassembler ses idées. Enfin, lamémoire lui revint. Avec un cri de rage, il se mit debout.

Après un coup d’œil au coffre ouvert, il diten serrant les poings : – J’ai été joué comme un enfant, maissi Helen croit que je la laisserai tranquillement en possession despapiers, c’est qu’elle ne me connaît pas.

Il essuya le sang qui lui souillait le visage,avala un grand verre d’eau et partit en courant.

Helen commençait à écrire un mot àM. Fowler, pour le prier d’excuser son absence, quand, par lafenêtre ouverte, elle aperçut Dixler.

Elle se précipita sur la porte, et ferma leverrou.

Il était temps.

Elle entendait gronder la voix de l’Allemandderrière les planches.

– Rendez-moi le plan, Helen, et je vousjure que je ne vous ferai pas de mal, mais si vous voulez lutteravec moi, gare à vous.

Et la pression de l’épaule pesante del’ingénieur faisait déjà craquer les joints du vantail.

L’orpheline comprit que, dans une minute, elleserait à la merci de l’Allemand.

Elle saisit le plan qu’elle avait laissé surla table et se lança dans l’escalier conduisant aux bureaux desdessinateurs.

Derrière elle, elle entendit la porte quis’effondrait. C’était Dixler qui d’une ruée violente avait toutfait sauter.

En courant, Helen traversa le bureau,descendit l’autre escalier qui donnait sur le garage des autos, ets’élança hors de la baraque.

Au moment de franchir la voie en construction,elle se retourna.

Dixler était derrière elle.

En fuyant, Helen avait d’abord eu l’idée de seréfugier à la cantine où elle aurait certainement trouvé desdéfenseurs, mais dans son trouble, elle s’était trompée deroute !

Elle courait maintenant dans la direction dela mer.

Quand la jeune fille s’aperçut de sa méprise,il était trop tard. Bientôt elle atteignait les rives de lafalaise. À cent pieds au-dessous d’elle les vagues venaient sebriser, écumantes sur les récifs.

– Ah ! je te tiens, maudite voleuse,s’écria Dixler, qui maintenant ne courait plus.

– Pas encore ! réponditintrépidement Helen.

Elle n’avait pourtant qu’un geste àfaire : jeter le plan aux pieds de Dixler et elle étaitsauvée. Mais sa vaillance était sans limite ; un cœur d’hommebattait dans cette poitrine d’enfant.

Sans frémir, elle abaissa ses regardsau-dessous d’elle.

En se précipitant de la falaise, elle avaitsoixante quinze chances sur cent de se tuer.

Pourtant elle n’hésita pas.

Rendre le plan… jamais.

– Voyons, disait Dixler, à trois pasd’elle, maintenant, ne vous obstinez pas, maudite fille. Rendez-moice que vous m’avez pris.

Déjà il allongeait les bras et la touchaitpresque… Helen le repoussa si rudement qu’il chancela, fit unecourte prière et sauta dans l’abîme.

L’Allemand se redressa avec un blasphème etcourut à l’endroit où la jeune fille venait de se précipiter.

Il ne vit rien que la mer et le ciel.

Par un bonheur incroyable, la jeune filleavait plongé entre deux rocs aigus et s’était tirée de soneffroyable chute sans une égratignure.

– Je te retrouverai, fit Dixler, blême defureur et en tendant le poing vers la mer. Pour le moment, le pluspressé est d’arriver le plus vite possible à Oceanside pour ruinerles projets de cette vieille bête de Hamilton.

*

**

Le Bragdon était un grand vapeur quifaisait le service de la baie.

Du bord on avait vu le saut terrible de lajeune fille et le commandant avait immédiatement changé sa routepour aller au secours de la personne qu’on voyait distinctementmaintenant lutter contre les flots.

Dix minutes plus tard, une embarcation duvapeur recueillait Helen qui suppliait qu’on la débarquât sur lacôte.

Le lieutenant qui commandait la chaloupe serendit à ses désirs, et vint aborder à un petit promontoire quesurmontait une ancienne cahute de pêcheur.

Après avoir chaudement remercié son sauveur,Helen tira le plan de son corsage et, pour le faire sécher,l’étendit au soleil sur la toile de la tente.

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