L’Héroïne du Colorado

CHAPITRE IV – Le gant blanc

Depuis plusieurs jours, le général Holmesétait soucieux. La Compagnie du Colorado, qui jusqu’alors n’avaitlutté contre la Central Trust qu’avec certains ménagements,devenait délibérément agressive.

À plusieurs reprises, et, cela grâce auxsournoises menées de l’Allemand Fritz Dixler, le général s’était vuenlever des parcelles de terrain et des concessions minières surlesquelles il avait jeté son dévolu et dont les propriétairesavaient déjà donné leur parole.

Ce matin-là, c’était précisément le jour oùdevait avoir lieu l’assemblée générale des actionnaires de laCentral Trust et de ceux de la Compagnie du Colorado, le générals’entretenait de ces graves questions avec son fidèle associé AmosRhinelander et celui-ci ne lui dissimulait pas ses inquiétudes.

– Tenez général, dit Rhinelander entendant un télégramme à son interlocuteur, voici qui va vousédifier complètement. C’est J. B. Rhodes, un de nos principauxactionnaires qui m’écrit.

Le général Holmes lut :

Colorado and Coast ont amateurs essayantde louer la ligne que nous avons en vue. Garde surveilleattentivement. Nous arriverons par le tram de midi et nous vousdonnerons détails complémentaires.

Votre dévoué,

J. B. RHODES.

– Voilà qui est désagréable, murmura legénéral. Je ne sais pourquoi, ils ont complètement changé d’alluresavec nous.

– J’attribue leur manque de volonté àl’influence de Dixler. Cet Allemand est le type accompli de la ruseet de la fourberie. Aucun scrupule ne l’arrête.

– N’exagérez-vous pas, mon cherami ? Dixler est très actif, très remuant, je le sais, mais delà à le croire malhonnête… Il a toujours fait preuve de la plusgrande cordialité envers ma fille et moi.

– Nous verrons bien qui de nous deux auraraison. Le général eut un haussement d’épaules.

– Les gens de la Colorado peuvent fairetout ce qu’ils voudront, déclara-t-il nettement. Je suis prêt, s’ille faut, à lutter contre eux. Nous avons en main une chose qui nousassurera toujours la supériorité.

– Le plan du tunnel ?

– Précisément.

Le général avait ouvert un coffre-fort et enavait retiré un rouleau de papiers qu’il étala sur la table.

– Écoutez-moi bien, Rhinelander,continua-t-il. Vous savez comme moi que pour construire une lignequi concurrence sérieusement la nôtre, nos adversaires serontforcés de la faire passer à travers les montagnes Rocheuses… Et iln’y a qu’un seul endroit où un tunnel puisse être creusé : lesmontagnes du Diable. Tant qu’ils n’auront pas en leur possession leplan qui a demandé des années d’études et qui nous assure sur euxune avance considérable, ils ne pourront rien faire.

Petit à petit, Rhinelander se laissaitconvaincre par l’enthousiasme du général Holmes.

Celui-ci détaillait complaisamment tous lesreliefs du terrain : gouffres à pic, marécages, torrents. Uneligne établie dans une pareille région aurait pu coûter en travauxd’art des milliards de dollars, mais grâce aux habiles dispositifs,imaginés par le général et ses ingénieurs, la ligne pouvait êtreétablie avec la plus grande économie.

– Évidemment, dit Rhinelander, ce planest un chef-d’œuvre.

– Et nos adversaires payeraient cher pourl’avoir en leur possession mais il ne sort jamais de moncoffre-fort.

– Peut-être aussi à la réunion qui doitavoir lieu tantôt trouverons-nous un terrain d’entente.

Le général avait consulté sa montre.

– Je le souhaite, mon cher ami, fit-il.En tout cas, je suis prêt à la guerre comme à la paix. Excusez-moi,j’ai encore deux ou trois courses urgentes à faire avant midi.

– Alors à tantôt. Nous nous retrouveronsà l’arrivée du train spécial qui doit amener les administrateurs etles principaux actionnaires des deux compagnies rivales.

La gare située en bordure des jardins de CedarGrove, la demeure du général Holmes où devait avoir lieu la réuniondes actionnaires, présentait cette après-midi-là le spectacle de laplus brillante animation. Nombre des plus riches capitalistes de laColorado se trouvaient là et d’autres allaient arriver par le trainspécial.

Dixler, très élégant et arrivé dès le matin,flirtait avec miss Helen très en beauté, mais la jeune fille neprêtait qu’une oreille distraite aux flatteries intéressées du ruséTeuton.

– Miss Helen, soupirait-il, je vousassure que j’ai pour vous la plus respectueuse et la plus profondeadmiration.

– Je suis certainement très flattéed’inspirer de pareils sentiments à M. Fritz Dixler.

– De quel ton vous me parlez, je ne mefais pas illusion ; je vois que je ne vous suis passympathique. Je vous assure que vous avez tort.

– Pourquoi cela ? demanda la jeunefille qui ne put s’empêcher de sourire.

– Miss Helen, répliqua l’Allemand avecvivacité, pourquoi ne me permettez-vous pas d’aspirer à votremain.

– Je suis beaucoup trop jeune pour songerau mariage ; d’ailleurs je ne veux pas quitter mon père.

– Vous ne le quitterez pas, reprit Dixleravec entêtement. Et si je vous épousais, la Colorado and Coast etla Central Trust pourraient fusionner. Tout l’État du Colorado nousappartiendrait au bout de peu de temps.

À ce moment même, le sifflet de la locomotivevint interrompre la déclaration d’amour du financier. Le trainspécial entrait en gare, conduit par George Storm, spécialementchoisi en cette occasion à cause de son habiletéprofessionnelle.

À la descente du pullman-car, ce furent deséchanges de saluts et de présentations.

MM. Rhodes et Rhinelander, de la CentralTrust.

MM. Dixler et Garde, de la ColoradoCoast !…

– Enchanté de faire votre connaissance,mon général.

– La charmante miss Helen Holmes,l’héroïne du dernier accident de chemin de fer.

– C’est cela, l’Héroïne duColorado ? dit la jeune fille en plaisantant. Tant que vous yêtes, ne vous gênez pas.

– C’est cela, l’Héroïne du Colorado,firent plusieurs voix. C’est miss Helen elle-même qui s’estbaptisée, le surnom lui restera.

Au milieu de ce tohu-bohu de conversations, derires et de shake-hand, George Storm qui était descendu de samachine pour saluer son directeur et sa fille – comme il le faisaitsouvent – demeura immobile et silencieux dans un coin. Aucun de cescapitalistes, fiers de leurs dollars et de leur influence nefaisaient attention au pauvre mécanicien.

Miss Helen fut la première à s’en apercevoiret, d’un geste impulsif qui fit froncer le sourcil au général etamena une moue de mécontentement sur la face rasée de Dixler, elleserra la main noire d’huile et de charbon de sa menotte gantée dedaim blanc.

Le geste fit presque scandale dans le groupedes financiers.

– Miss Holmes a de singulières relations,dit méchamment Dixler. Le général Holmes avait attiré sa fille unpeu à l’écart.

– Décidément, fit-il, ma chère enfant, tuexagères. Je t’ai déjà dit que je n’aimais pas que tu te montresaussi familière envers ce mécanicien. Tu t’exposes aux moqueries denos invités, ce qui ne me plaît guère.

– C’est bien, mon père, murmura la jeunefille avec un geste de dépit. Je ne croyais pas commettre un sigrand crime en serrant la main à l’homme qui après tout m’a sauvéla vie…

Helen était si mécontente de la remontrancepaternelle que, dans un mouvement d’inconsciente nervosité, elleavait enlevé le gant de daim blanc noirci par la poignée de main deGeorge et l’avait laissé tomber à terre.

Elle ne s’en aperçut qu’au moment de remonteren auto. Elle en fut vivement contrariée. Elle n’eût pas voulu queGeorge s’imaginât que c’était par mépris pour sa personne et pourses mains noircies par un rude labeur qu’elle avait jeté songant.

Pourtant c’était bien là ce que le pauvrediable s’imaginait.

Il avait vu tomber le gant et il avait devinéles paroles aigres-douces qu’avaient échangées le père et lafille.

– Ce n’est pourtant pas de ma faute,songeait-il, ce n’est pas moi qui lui ai tendu la main, c’est ellequi l’a prise.

Cependant la gare se vidait petit à petit. Lesvoyageurs du train spécial se dispersaient par petits groupes endiscutant avec animation. L’auto dans laquelle miss Holmeseffectuait le court trajet qui la séparait de Cedar Grave avaitdisparu.

Lorsque George Storm se crut seul, il sebaissa et d’un geste furtif ramassa le gant blanc, et le fitdisparaître sous son bourgeron de toile brune, non sans l’avoireffleuré d’un respectueux baiser.

– Ce sera un souvenir d’elle,murmura-t-il en se retirant presque consolé déjà.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer