L’Héroïne du Colorado

CHAPITRE IV – La course à la mort

Dans le fourgon, Spike était toujoursévanoui.

– Je crois, murmura M. Hamilton quele pauvre diable a été bien touché.

– Mais avez-vous vu ces brutes,M. Hamilton, reprit Storm d’un ton indigné. Ils étaient bienquarante sur lui. Je ne comprends pas que des hommes civilisésagissent ainsi.

– Sont-ce bien des hommescivilisés ?

– Qui cela ?

– Les hommes de Dixler.

– C’est égal, monsieur, c’est deschrétiens tout de même. Ils devraient savoir qu’on ne se met pasquarante contre un, quand on veut avoir l’honneur d’être appelégentleman américain.

– Halte-là ! Storm.

– Qu’est-ce que j’ai dit ?

– Une grosse bêtise. Et je vous défendsde comparer de pareils gredins à nos compatriotes.

– Cependant !

– Tout ce monde-là est allemand, Storm,allemand comme Dixler lui-même.

– Au fait, fit le jeune mécanicien, enréfléchissant, ça fait bien des Allemands sur les chantiers.

– Et bien des Allemands dans la Compagniedu Colorado, Storm. Tous ces gars-là manigancent quelque chose depas bien propre, si on allait au fond des choses, je crois qu’ondécouvrirait une diablesse de combinaison.

– Mais, sapristi, reprit le directeur dela Central Trust, changeant tout à coup de conversation, il mesemble que nous allons bien vite.

– Et il me semble, dit à son tour Storm,qu’il y a longtemps, de ce train-là, que nous devrions être arrivésau chantier.

Le jeune homme fit glisser la cloison defermeture et se rejeta en arrière avec un cri d’horreur. Un paysageinconnu filait devant lui avec une rapidité vertigineuse.

– Que se passe-t-il ? demandaHamilton, se penchant à son tour.

– Il y a, monsieur, qu’un accidentquelconque nous a séparés de la machine, que nous sommes partis surla grande ligne et que, grâce à la pente, nous dévalons par notrepropre poids, à une vitesse folle.

– Il doit y avoir un frein à main, à cefourgon ?

– Évidemment, monsieur.

– Alors, grimpez là-haut, je vais voussuivre, et à nous deux c’est bien le diable si nous n’arrivons pasà arrêter cette maudite voiture.

Avec l’agilité d’un chat, Storm se hissa surle toit du wagon. M. Hamilton monta à son tour, mais plustranquillement. Le directeur et le mécanicien, chancelant surl’étroite plate-forme, se dirigèrent vers le frein à main,l’empoignèrent et se mirent en devoir de le faire manœuvrer.

– Hardi, Storm, un tour de bras, mongarçon.

Mais l’appareil n’avait pas servi depuislongtemps et la chaîne était rouillée et ce n’était pas trop del’effort des deux hommes pour parvenir à un résultat.

Tout à coup le volant céda brusquement et ledirecteur et le mécanicien roulèrent sur le toit du wagon où ilspurent se maintenir par miracle.

La chaîne usée avait cassé net…

– Eh bien, nous sommes frais, ditHamilton en se relevant, nous allons aller nous écraser je ne saispas où.

– Oh ! cela n’est pas à craindre,monsieur, reprit Storm, nous sommes sur la grande ligne et danscinquante milles d’ici, le terrain se relève et nous nousarrêterons tout seul.

– Alors tout va bien, c’est du temps deperdu, voilà tout.

– Ne dites pas que tout va bien, monsieurHamilton, car il se passera une terrible chose avant que nousarrivions à la pente de Tottletoe.

– Et quoi donc ?

– L’express, monsieur, le train 8 qui adû partir à 10 h 40 et qui nous tamponnera bientôt.

– Diable !

Les deux hommes se plongèrent dans leursréflexions qui n’étaient pas précisément couleur de rose.

Soudain le directeur qui regardait àl’horizon, s’écria :

– Mais regardez donc, Storm… là-bas, surla ligne, on jurerait que c’est une voiture…

– Oui, oui, vous avez raison, monsieur,mais qui donc la conduit ?

– Je crois voir une femme…

– C’est elle, monsieur.

– Qui… elle ?

– Miss Helen.

– Oh ! la brave fille ! ditHamilton, et comme si la jeune fille eût pu l’entendre, il criadans le vent :

– Brave Helen !

– Oui, monsieur, c’est elle, c’est bienelle, reprenait Storm radieux, elle se sera aperçue que salocomotive s’était détachée et elle s’est aussitôt mise à notrepoursuite pour venir à notre secours.

– Je crois que nous n’aurons pas besoind’elle, Storm, pour nous tirer d’affaire.

– Comment cela, monsieur.

– Voyez-vous à l’horizon ce branchementde prise d’eau ?

– Oui, monsieur.

– Nous allons y être dans un instant.

– Dans deux minutes.

– Eh bien, quand nous passerons sous letuyau, nous n’avons qu’à nous y cramponner.

– Non, monsieur.

– Hein ! qu’est-ce que vousdites ?

– Je dis « non, monsieur »,parce que je n’abandonnerai pas le wagon.

– Pour quelle raison ?

– Pour Spike. Je ne veux pas laissertoute seule cette malheureuse créature que nous avons essayé desauver.

– Vous avez raison, Storm, dit gravementHamilton. Alors, ce sera moi qui vais rester ici.

– Mais pas du tout, monsieur, jereste !

– Alors nous resterons tous les deux.

– Les wagons, c’est ma partie.

– Oui, mais moi je suis le patron. Donc,je vous ordonne, Storm !…

– Pardon ! monsieur, c’est entendu,vous êtes mon directeur, et c’est justement pour cela que votre vieest plus précieuse que la mienne. Vous, vous représentez desmilliers et des milliers d’existences. Vous représentez bien plusencore : la grande tâche que vous avez entreprise, que vousmènerez à bien, et qui intéresse la vie même de notre grandepatrie !

– Vous avez raison, Storm, dit simplementHamilton. Donnez-moi la main.

– Volontiers ! monsieur.

– George, je suis heureux, je suis trèsfier de serrer votre main de loyal boy américain.

– Ne nous attardons pas, monsieur, voicila prise d’eau qui n’est pas loin.

En effet, la charpente et les conduits del’énorme machine grossissaient à vue d’œil.

Au moment où le fourgon filait sous le tuyau,Hamilton empoigna la pièce de fonte avec une force et une agilitéqui auraient fait honneur à plus d’un jeune homme.

Il dégringola lestement par les traverses etsauta sur le sol, un peu secoué, un peu étourdi, mais sans uneégratignure.

Deux minutes plus tard, il grimpait dansl’auto que Helen venait d’arrêter devant lui.

– Et George ? demanda-t-elle.

– Il n’a pas voulu quitter lefourgon.

– Pourquoi ?

– Il a refusé d’abandonner Spike.

– Il a bien fait, dit la courageuse jeunefille, mais nous les sauverons, n’est-ce pas, vieux Ham ?

– Soyez tranquille, ma fille, noustrouverons bien quelque chose. Dieu ne nous abandonnera pas.

Helen, alors, raconta tout ce qui s’étaitpassé depuis le départ du chantier.

Hamilton trouva très ingénieuse l’idée ducoussin-télégramme.

– Mais alors, continua-t-il, ils n’ontplus rien à craindre.

– Comment cela ?…

– L’express est arrêté, n’est-cepas ?

– Sans doute !

– Alors, tout va bien, Storm m’a expliquéqu’après Tottletoe la voie remontait. Le fourgon s’arrêteraseul.

– Ah ! que je suis contente !s’écria Helen, dont les yeux brillèrent de joie.

– Comme vous l’aimez ! votre George,dit Hamilton, avec un sourire.

– Oui, vieux Ham, je l’aime beaucoup, jel’aime profondément… je l’aime comme une femme doit aimer.

– Alors, vous êtes biendécidée ?…

– À l’épouser… oui, mon tuteur.

– Vous avez raison, fillette, je neconnais pas de cœur plus vaillant et plus noble.

– N’est-ce pas… vieux Ham, n’est-cepas !…

Tout à coup, Helen s’arrêta net.

Sa fine oreille venait de percevoir un coup desifflet encore éloigné.

Elle se retourna.

Derrière elle, au lointain horizon, un pointpresque imperceptible sur la voie, avec au-dessus un peu defumée…

Elle eut un cri étouffé et de la main gaucheserra le bras de Hamilton.

– Qu’est-ce qu’il y a ? demanda ledirecteur de la Central Trust ?

– L’express…

– Quel express ?

– Le train 8.

– Mais puisque vous avez télégraphié…

– La dépêche n’est pas arrivée àtemps.

– Vous êtes folle !…

– Regardez…

À son tour, le tuteur de Helen seretourna.

Il n’y avait pas de doute possible. Loin, trèsloin sans doute, tout là-bas, il y avait un train qui arrivait àtoute vapeur, marchant dans la direction du fourgon emballé, et cetrain ce ne pouvait être que l’express.

– Diable ! Diable ! fitHamilton, qui ne voulait pas sembler trop ému, voilà un train quiaurait bien dû avoir son retard habituel.

– Ne cherchez pas à plaisanter, vieuxHam, vous n’en avez pas plus envie que moi, fit Helen, dont levisage, dont la voix exprimaient la plus épouvantable angoisse.

– Croyez-vous donc que ce maudit expressrejoindra le fourgon avant la rampe de Tottletoe ?

– Oui, mais oui, certainement !

– Alors ?…

– Alors, il faut le sauver à tout prix etnous n’avons pas dix minutes pour le sauver.

Après avoir vu Hamilton atterrir sain et sauf,George était redescendu dans le fourgon pour soigner son malade. Lepauvre Spike n’avait pas encore repris connaissance, néanmoins leteint n’avait pas la pâleur cireuse qui lui donnait, tout àl’heure, comme un masque de mort ; la respiration semblaitmoins embarrassée, le cœur battait plus régulièrement, les membresreprenaient leur souplesse.

Un peu rassuré sur le sort de son malade,George remonta sur le toit du fourgon. Encore une fois, il essayabien inutilement d’actionner le frein à mains.

– Diable ! dit le brave garçon, ense grattant la tête avec découragement, voilà une vilaine aventureet je me demande comment je vais en sortir ! Bah ! jetrouverai bien, et puis, miss Helen ne m’abandonnera pas…

À ce moment, et comme pour répondre à sapensée, l’auto apparut à un tournant de la voie.

Storm vit Helen se lever et lui crier quelquechose, mais dans le fracas de la course effrénée, il n’entenditpas.

Il remarqua seulement que la voiture donnaittoute sa vitesse.

Enfin, sautant, bondissant parmi la poussièreet les pierres arrachées au ballast, Helen fut assez près pour sefaire entendre.

– George !

– Helen…

– Vous m’entendez ?

– Oui.

– L’express est derrière nous et nousgagne. C’est la mort dans cinq minutes. Sautez dans l’auto, c’estle seul moyen de vous sauver.

– Mais Spike ?

– Vous avez fait tout ce qui étaitpossible pour son salut. Il ne faut pas sacrifier votre vie pour cemalheureux.

– Non, répondit George, je me sauveraiavec lui ou je ne me sauverai pas du tout.

– Enragé garçon ! s’écria Hamiltonfurieux, je vous ordonne moi de vous sauver tout seul.

– Monsieur Hamilton, répondit lemécanicien qui hurlait pour se faire entendre, dans des momentscomme celui-ci on n’a plus qu’un maître, sa conscience. C’est àelle que j’obéis.

Il se pencha à plat ventre sur le toit de lavoiture et cria de toutes ses forces.

– Je vais tout de même tenter de noustirer de là, tous les deux, je vous demande seulement de collerl’auto au wagon le plus que vous pourrez.

Puis, sans attendre la réponse, il fit unrétablissement et disparut à l’intérieur du fourgon.

Bientôt Hamilton et Helen qui ne quittaientpas des yeux le fourgon, aperçurent un spectacle qui leur arrachaun cri d’effroi.

À l’ouverture de la glissière, George venaitd’apparaître portant Spike sur son dos. Il maintenait d’un bras soncorps inerte. Il ne lui restait plus qu’une main et ses jambes pourse hisser avec son fardeau sur le toit du wagon.

Il y parvint, mais l’effort avait été siviolent que le mécanicien resta étendu épuisé auprès du blessétoujours immobile.

Helen, dont le cœur avait cessé de battrependant l’atroce ascension, se retourna tout à coup.

Un sifflet tout proche avait retenti.

Surgissant comme un monstre gigantesque, autournant de la voie, l’express d’Oceanside venait d’apparaître.

– George ! George ! au nom duciel ! cria Helen… dépêchez-vous, l’express est sur nous.

En même temps, elle manœuvrait son volant defaçon à effleurer l’arrière du wagon avec l’auto.

George avait relevé la tête.

D’un coup d’œil il jugea l’effroyable etprochain danger.

Il se mit debout par un sursaut de volonté, etune fois encore chargea Spike sur ses reins, puis tirant une cordede sa poche, il lia fortement les poignets du blessé, de tellesorte que les bras de l’ancien forçat faisaient comme un collier,puis il s’avança en titubant sur le bord du toit.

Hamilton s’était levé, attendant le choc.

Courbée sur son volant, Helen frôlait au plusprès les roues arrière du fourgon.

– À la grâce de Dieu ! cria la voixclaire de George.

Une double forme s’élança dans le vide, l’autose cabra sous le poids et Helen osa se retourner, tandis queHamilton murmurait avec un soupir :

– Sauvés !

Helen vit George très pâle, mais qui luisouriait, Hamilton dénouait les liens qui retenaient les poignetsde Spike.

La pauvre fille se sentait heureuse,profondément. Elle était si fière de celui qu’elle aimait.

Elle cria, dans le vent, de sa voix gaie.

– Allons maintenant voir la tête des gensdu télégraphe et puis en route pour le chantier.

Déjà la voiture avait quitté la voie et Helens’apprêtait à la faire tourner.

– Helen… je vous en prie…

– Qu’y a-t-il George ?

– Il y a que l’express qui a la vuemasquée par la courbe de Light Bell va arriver en trombe sur lefourgon à peu près à la hauteur de l’estacade de Montgomerey.

– Peut-être, mais qu’ypouvons-nous ?

– Nous pouvons, nous devons, appuya avecforce le jeune homme, faire notre devoir d’honnêtes gens jusqu’aubout et essayer d’empêcher un épouvantable accident.

Ah çà ! mais il est enragé, murmuraHamilton.

Presque exactement à l’heure où se passaientces événements, Dixler, toujours accompagné du procureur, serendait au tribunal de Las Vegas.

Il fut immédiatement reçu par le juge.

Il exposa son cas et déclara que si la villerefusait de lui vendre les terrains nécessaires au passage de saligne, il interrompait brusquement les travaux et déclinait touteresponsabilité au sujet des événements graves qui pourraientrésulter de sa décision.

Le juge l’écouta gravement. Quand il eut fini,il lui dit tranquillement :

– Je suis un magistrat, monsieur, etjamais je n’ai cédé devant le chantage et l’intimidation !Faites ce que vous voudrez, mais je vous préviens que si, de votrefait, il y a une vitre de cassée dans la ville, je vous faisempoigner et jeter en prison.

L’Allemand réprima mal un geste de violence.Il dit d’une voix qu’il s’efforçait de rendre calme.

– Mais pourquoi ne pas me vendre lesterrains que je désire ?

– Parce que depuis deux mois ces terrainssont vendus à M. Hamilton. Les contrats sont enregistrésici.

Et de sa forte main, le magistrat frappait surun gros registre relié et clouté de cuivre.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer