L’Héroïne du Colorado

SIXIÈME ÉPISODE – La pente mortelle

CHAPITRE PREMIER – Une nouvelle face deDixler

Fritz Dixler, assis à sa table, dans sa petitemaison de bois de Pôle Creek fumait mélancoliquement sa cigarette,quand Platon parut, sans avoir pris la peine de frapper, suivantl’ordre qu’il en avait reçu.

– Tu veux une bonne volée de coups decanne, double brute ! cria Dixler en se levant et ravi detrouver quelqu’un sur qui passer sa mauvaise humeur.

Le nègre roulait des yeux effarés. Il répondittrès vite en tremblant :

– C’est un homme, qui dit voir de suiteM. Dixler.

– Un homme ! quel homme ?

– Moi ! dit une voix rude.

Le personnage qui venait d’entrer sicavalièrement dans la baraque de l’ingénieur était un grandgaillard d’une quarantaine d’années, roux de poils, la mâchoireforte, les yeux gris, perçants et autoritaires. Il était vêtu commeun ouvrier.

– Qu’est-ce que vous voulez ?grommela l’ingénieur.

– D’abord, vous faire lire ceci.

L’homme tendait un papier à Dixler. En mêmetemps, il disait à Platon, d’un accent qui n’admettait pas deréplique :

– Toi ! va-t-en.

Le noir s’éclipsa sans demander son reste.

– Ah çà ! grommela l’Allemand,perdez-vous la tête, mon garçon. Vous vous mêlez de donner desordres à mon domestique.

L’homme haussa les épaules.

– Lisez ! répéta-t-il.

L’Allemand jeta enfin les yeux sur le papierqu’on venait de lui remettre.

Il lut ces simples mots, écrits enallemand :

Le baron von Hiring vous donnera mesinstructions.

Karl von BERNSTORF.

L’effet fut immédiat.

Dixler rectifia la position, bomba lapoitrine, fit le salut militaire et dit d’une voixhumble :

– À vos ordres ! monsieur lebaron.

L’inconnu eut un sourire de mépris, ets’assit, sans façon, dans le fauteuil de Dixler, tandis quecelui-ci restait debout.

– On n’est pas content de vous, àl’ambassade, Dixler ! commença sèchement von Hiring.

– Cependant !… voulut protester ledirecteur des travaux.

– Taisez-vous ! vous êtes ici pourm’écouter. Vous répondrez quand je vous interrogerai. Je le répète,on n’est pas content de vous, parce que vous avez fait du mauvaistravail. Vous avez été placé pour supplanter la compagnieaméricaine du Central Trust Railway, et au bout de cinq moisd’efforts, quel résultat avez-vous obtenu, je vous ledemande ? Voyez vos chantiers…, ils sont déserts, vos travauxsont interrompus, vous avez perdu votre procès devant les juges,Hamilton triomphe. Vous savez pourtant bien, mille diables,l’intérêt que nous avons à devenir les possesseurs de cette ligne,nécessaire à nos grands projets.

– Si vous saviez ! monsieur lebaron…

– Taisez-vous ! Le comte Bernstorfest furieux et il a mille raisons de l’être. Il y a dans cetteaffaire un détail qui l’irrite plus que tout. C’est que vous, unAllemand de la vieille Allemagne, un officier de l’armée de saglorieuse Majesté, un homme enfin sur lequel on avait le droit decompter, vous avez été roulé par une gamine qui, toutes les foisqu’elle s’est trouvée en lutte avec vous, a été la plus forte.

« Ne cherchez pas à vous justifier,reprit vivement von Hiring, en voyant que Dixler ouvrait la bouchepour parler. Nous connaissons les faits dans leurs plus petitsdétails. Nous sommes renseignés… Maintenant, il me reste à vousdemander ce que vous comptez faire, parlez ?

– J’ai l’intention, répondit Dixler, quiétait blême de rage, de reprendre les travaux coûte que coûte. Jevais embaucher des ouvriers allemands ou d’origine allemande etdont je serai sûr, et cette fois, je vous jure que j’irai jusqu’aubout.

Von Hiring haussa les épaules.

– Vous raisonnez comme un imbécile,dit-il, et vous irez à un nouvel échec. Au lieu de courir après deschimères, suivez tout simplement la bonne méthode allemande dontnous ne nous écartons jamais et qui nous a obtenu de si beauxrésultats. Vous n’êtes pas le plus fort, ne vous obstinez pas dansla violence. Demandez à la ruse ce que vous n’avez pu arracher à labrutalité. La situation est simple, que diable ! Deuxpersonnes font obstacle à la réalisation de nos projets : JoeHamilton et Helen Holmes. Ces deux obstacles doiventdisparaître ; c’est à vous de les supprimer.

– Mais vous me disiez, il n’y a qu’uninstant, monsieur le baron !…

– Oh ! ne confondons pas ; jene veux pas vous prêcher ici quelque attentat à tapage… Bien aucontraire, il faut agir en douceur, avec prudence… Il faut surtoutqu’on ne vous soupçonne pas de… l’accident qui peut arriver. Jevous sais assez intelligent pour me comprendre… Là-dessus,bonsoir ! Son Excellence m’a chargé de vous prévenir que vousaviez encore trois mois pour réussir. Ce laps de temps écoulé, siles choses ne sont pas au point, vous serez cassé commeverre ; vous voilà prévenu. Agissez en conséquence.

Le baron von Hiring s’était levé. Il sedirigeait vers la porte. Au moment de passer le seuil, il ditencore :

– Pour la question d’argent, ne ménagezrien. Un crédit illimité vous est ouvert… Ne me reconduisez pas… jedois passer inaperçu et nul ne doit soupçonner ma véritablepersonnalité. Bonsoir.

Il y avait déjà un moment que le baron avaitdisparu. Dixler était toujours à la même place, le front baissé,les yeux fixes, il y avait sur son visage de la colère, de lahonte, de la peur.

Enfin, il releva la tête.

Un méchant sourire crispa sa bouche et ilmurmura avec un accent de défi :

– Je crois que j’ai trouvé… À nous deuxmiss Helen Holmes ! ! !…

*

**

– Plus une assiette, miss Helen.

– Vraiment !

– Plus un verre…

– Pas possible.

– Il me reste une tasse, une pauvre tasseavec l’anse cassée, une tasse… Ce sont des sauvages, je vous ledis, des sauvages !…

Ces paroles s’échangeaient entre Helen Holmeset Mick Cassidy, au milieu des débris de la maison, que Storm avaitsi ingénieusement supprimée en lui envoyant un fourgon par letravers. Depuis la catastrophe, le bonhomme ne cessait pas seslamentations et Helen, qui avait bon cœur, était venue pour leconsoler.

– Comment vais-je faire pour menourrir ?

– Mon tuteur vous a versé dix milledollars.

– Je ne parle pas de plus tard,parbleu ! quand je pourrai aller à la ville, je ne serai pasen peine…, mais en attendant.

– Voyons, ne vous désolez pas, voici unpetit fourneau qui me paraît en bon état… Je vais vous envoyerchercher un bon morceau de viande et des pommes de terre et vousferez un petit repas confortable…

– Il n’y a pas à dire… vous êtesgentille, miss Helen ; dites-moi ?

– Quoi encore ?

– Vous ne pourriez pas en même temps quela nourriture me faire envoyer une fiole de whisky… toutes mesbouteilles sont en marmelade.

– Ce sera fait, promit en riant la jeunefille. Maintenant, allumons le feu.

– Ah ! ce n’est pas le bois casséqui manque, soupira Cassidy, tenez, mademoiselle, il n’y a qu’à sebaisser… Ah ! mon Dieu.

– Qu’est-ce que vous avez ?

– Dans quoi je mangerai monrepas ?

– Il vous reste une tasse.

– C’est vrai, mais elle est sale.

– Je vais la nettoyer.

– Oh non ! miss Helen, laissez donc,je vous en prie, ce n’est pas votre affaire.

– Voyons.

Helen enleva prestement la tasse des mains dubonhomme, découvrit une serviette échappée par miracle au désastreet se mit en devoir de frotter consciencieusement l’unique spécimende la vaisselle de Cassidy.

– Alors, je vais aller me faire prêter unverre à la cantine.

– C’est ça.

Cassidy s’en alla d’un pas traînant et Helenresta seule. Tout en continuant son ouvrage, elle avait un petitsourire. Qui lui aurait dit trois mois auparavant qu’elle serait cejour-là dans un camp d’ouvriers en train de récurer la vaisselled’un pauvre diable l’aurait bien étonnée. C’était vrai, pourtantelle n’était plus qu’une pauvre fille, gagnant sa vie comme unemanœuvre, une humble ouvrière… Bah ! tout cela changerait unjour. Elle avait confiance dans l’avenir et dans sa volonté.

– Quelle drôle d’occupation, miss Helen,dit une voix tout près. Elle se retourna.

Dixler était devant elle.

Le visage de la jeune fille se durcit.

– Que me voulez-vous ?demanda-t-elle.

– Vous dire que je suis trèsmalheureux.

– Parce que nous vous avons battu dans lematch que vous jouiez contre nous.

– Non, parce que j’ai perdu votre amitié.Helen le regarda, bien en face.

– L’avez-vous jamais eue.

– J’aurais pu l’avoir…

– Vous vous y êtes pris d’une drôle defaçon.

– Oui, oui, je sais… vous devez meconsidérer comme un misérable. Mais vous savez la passion que nousmettons dans nos luttes industrielles… je me suis laissé emporter,j’ai eu tort, pardonnez-moi.

Helen ouvrit la bouche pour répondre àl’Allemand quelque dure vérité quand elle se ravisa. Quel nouveauplan machinait l’Allemand ?… Quelle invention diaboliquepréparait-il encore ? Il fallait le savoir et pour cela ne pasrompre brusquement.

Helen se mit à sourire.

– Dites que vous me pardonnez, répétaDixler avec chaleur.

– Vous êtes un grand coupable, dit Helensouriant toujours, et je ne veux pas répondre avant de savoir sivotre repentir sera durable.

– Mettez-moi à l’épreuve.

– Parce que vous avez péché par orgueil,il faut commencer par vous humilier. Tenez, finissez de nettoyercette tasse.

L’orpheline, en riant, lui passa le récipientultime de Cassidy. Dixler prit gauchement le linge et la tasse ets’efforça de faire la besogne imposée.

– Décidément, vous vous y prenez tropmal. Et Helen lui enleva tout des mains.

*

**

Storm était en train d’essayer une nouvelleperforeuse, en compagnie de Hamilton, sur le chantier, quands’étant relevé et ayant regardé au loin, il eut une sourdeexclamation.

– Qu’est-ce qu’il y a, mon garçon,demanda le directeur, tout en continuant ses investigations.

– Il y a, monsieur, que je me demande sije ne deviens pas fou.

– Pourquoi ?…

– Voyez donc là-bas, n’est-ce pas Dixlerque j’aperçois, causant avec miss Helen ?

Hamilton se redressa et regarda dans ladirection indiquée.

– C’est ma foi vrai ! Qu’est-ce quece drôle peut venir faire sur nos chantiers.

– Si on allait voir ? proposa Storm,dont le sang bouillait à la vue de l’Allemand exécré.

– Et tout de suite.

Les deux hommes abandonnèrent l’instrument etse dirigèrent à grands pas vers les débris de la maison deCassidy.

– Ah çà ! monsieur, demanda d’un tonpeu aimable le directeur de la Central Trust, quand il fut enprésence de son rival, auriez-vous l’obligeance de me dire ce quevous venez faire chez moi ?

Dixler avait tressailli en apercevant Hamiltonet Storm, mais il se remit très vite.

– Mon Dieu, monsieur Hamilton, je venaisvous dire tout simplement ceci : J’ai eu tort de vouloir vouscombattre et je reconnais ma sottise. Maintenant, très loyalement,je vous propose d’oublier le passé et de reprendre nos négociationsen vue d’aboutir à une loyale association de nos deuxcompagnies.

– Vous en avez de bonnes, répliquabrusquement Hamilton. Vous nous avez obligés à la lutte. Nous nepouvons accepter un compromis, maintenant que nous sommes sûrs dusuccès.

– À nous deux, nous pouvons faire degrandes choses !

– Je les ferai parfaitement bien toutseul.

– La Colorado est puissante ! Noscapitaux sont énormes.

– Je sais tout cela.

– Réfléchissez.

– C’est tout réfléchi.

– Allons, la main, Hamilton.

– Je donnerai volontiers la main à unadversaire loyal, mais vous avez agi comme un coquin !

Hamilton se montait. Helen le prit par lebras, voulant s’interposer. Sous l’insulte, Dixler avait pâli. Ilgarda pourtant son éternel sourire, et dit encore, conservant lamain tendue :

– Alors, vous ne voulez pas ?

– Non.

En lui tournant le dos, Hamilton s’en alla,entraînant Storm, qui ne cherchait qu’une occasion d’avoir unequerelle avec l’Allemand.

– Alors, il va falloir nous battreencore, fit Dixler, en regardant Helen.

– Bah ! laissez donc, dit la jeunefille qui paraissait contrariée de la rudesse de Hamilton, montuteur n’a pas dit son dernier mot.

– J’en doute !

– Je lui parlerai ce soir.

– Et vous ne voulez pas être monamie ?

– Je ne suis pas votre ennemie, réponditl’orpheline, avec un demi-sourire.

– Vous voulez bien me donner la main.

– Pourquoi pas ?

Et crânement, Helen, regardant Dixler bien enface, serra la main offerte.

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