L’Héroïne du Colorado

CHAPITRE V – La balle du destin

Fred Corbell était un des rares habitants deLas Vegas qui exerçaient encore la profession de chasseur. Dans leColorado, comme partout ailleurs, la civilisation a presque faitdisparaître le gibier à poil et à plumes… La faune américaine,jadis une des plus riches de l’univers, est en train de devenir unedes plus pauvres.

Depuis longtemps, les bisons, les daims, lesantilopes, les dindons et les paons sauvages ont disparu, ou ne serencontrent plus que très rarement. Le grizzly, l’ours gris desmontagnes Rocheuses, cher au bon Fenimore Cooper, est passélui-même à l’état de légende.

Cependant, Fred Corbell dont la chasse étaitla seule passion, en même temps que le seul métier trouvait encoreà vivre. Lors du passage des pigeons migrateurs et des canardssauvages, il faisait encore de beaux bénéfices. Parfois il restaitdes semaines entières dans les déserts du Sud et revenait avec unchargement de fourrures et de plumages rares, dont la vente étaitassurée. Faute de mieux, il se livrait à l’extermination desalligators dont le cuir, bizarrement losange, est recherché desmaroquiniers.

À Las Vegas, l’obstiné chasseur occupait unecahute au milieu d’un terrain vague, qu’une simple palissadeséparait du trottoir de la Sixième Avenue ; malgré les offresbrillantes des spéculateurs, il n’avait jamais voulu se défaire desa propriété qu’il occupait depuis la fondation de la ville.

Cet après-midi-là, Fred Corbell était occupé ànettoyer sa carabine, lorsqu’il lui sembla entendre une granderumeur de foule dans l’avenue.

– Qu’est-ce que c’est que cela,grommela-t-il, on dirait une émeute ou une grève. Il y a longtempsqu’il ne s’en est produit dans ce pays-ci.

Il abandonna son arme pour mieux écouter, maisdans le mouvement qu’il fit, une des cartouches qu’il venait deretirer de la carabine, glissa à terre parmi les copeaux et lesbroussailles desséchées qui couvraient le sol, et le vieux chasseurne s’en aperçut pas.

Il se remit à sa besogne l’instant d’après,non sans avoir bourré et allumé une pipe, et il jetainsoucieusement à terre l’allumette tout enflammée. Quelquesbrindilles s’enflammèrent.

– Bah ! murmura philosophiquementFred Corbell, en regardant voltiger les flammèches, cela nettoieramon terrain.

Et il se contenta d’écarter les broussaillesenflammées de la palissade. À ce moment, les cris de la fouledevinrent plus distincts. Fred était curieux de peu de chose, commeceux qui vivent de longues périodes loin des villes.

– Il faut pourtant que j’aille voir ceque c’est, monologua-t-il. Pendant ce temps, le feu de broussaillescontinuait à brûler doucement. Le chasseur était loin de soupçonnerque dans les copeaux et les menues branches qui entouraient lebrasier qu’il avait allumé, il y avait une cartouche chargée deballes, une de celles qui lui servaient pour la chasse auxalligators.

*

**

Après avoir longtemps contemplé ce qui sepassait dans la rue, Dixler sorti enfin du silence qu’il gardait.Son visage s’était rasséréné et il paraissait avoir complètementoublié l’accès de colère qui l’avait agité quelques minutesauparavant.

– Regarde, dit-il à Frick, en lui faisantsigne de s’approcher de la fenêtre, que vois-tu ?

– Ce sont vos ouvriers, monsieur Dixler,un grand nombre des travailleurs du camp de la Tranchée. Ils sontfurieux de la suspension des travaux, cela est assez naturel. Et jene serais pas surpris qu’ils aillent manifester devant l’hôtel deville de Las Vegas et peut-être devant les bureaux de la ColoradoCoast Company.

– Pour le moment, je crois qu’ils ont uneautre préoccupation. Regarde l’homme qui forme le centre duprincipal groupe. Ils l’empêchent de s’en aller et ils semblentdisposés à lui faire un mauvais parti.

– Mais c’est Spike, s’écria l’Allemand,avec stupeur. Spike lui-même. Il a dû rencontrer les manifestants,après qu’il s’est évadé de l’hôtel de ville. Je sais que lesouvriers ne l’aiment pas. Ils l’ont déjà assommé, il y a quelquesjours, ils le regardent comme vendu à l’ingénieur Hamilton.

– Je sais tout cela. Comprends-tumaintenant le parti qu’on peut tirer de la situation ?

– Je ne vois pas très bien.

– Tu n’es pas très intelligent !s’écria Dixler avec impatience. Spike, s’il a pris les contrats,n’a certainement pas eu le temps de s’en débarrasser. Il doit lesavoir encore sur lui…

– Ah ! j’y suis.

– Ça n’est pas malheureux ! Ce quetu as à faire est facile. Tu vas descendre te mêler à la foule,l’exciter contre lui, faire en sorte que tu puisses t’assurer descontrats. Si tu réussis, je te pardonnerai ton échec de l’hôtel deville.

– Et moi ? demanda Otto, dois-jeaccompagner Frick.

– Si tu veux, mais après votre équipée,il n’est pas prudent de vous montrer ensemble. Tu me tiendras aucourant des événements.

De sa fenêtre, Dixler vit les deux Allemandsse glissant de groupe en groupe, ranimant la colère des ouvriersque Spike était parvenu à calmer.

– Allons, se dit-il, avec un mauvaissourire, l’affaire est en bonne voie, et je crois que maître Spikepourrait bien passer un mauvais quart d’heure.

*

**

Tout à leurs confidences, à leurs souriantsprojets, miss Helen et George ne s’étaient pas aperçus que le tempspassait.

– Comment ! s’écria avec stupeur lajeune fille, il va être deux heures ! Et les duplicata descontrats ? Nous devrions être depuis longtemps au bureau desDomaines.

– Nous allons rattraper le temps perdu,murmura le mécanicien, un peu confus. J’avais complètementoublié…

– Voilà qui n’est guère sérieux, monsieurStorm, mais je vous pardonne, parce qu’il y a un peu de mafaute.

Tout en parlant, la jeune fille avait pris sonchapeau, sa voilette, ses gants.

– Vous y êtes ? dit-elle gaiement.En route. Il ne faut pas que M. Hamilton puisse nous accuserde négligence.

Dans les rues, les deux jeunes gensremarquèrent une animation inusitée : des groupes se formaienten face des magasins, des gens allaient et venaient d’un aireffaré, et gesticulaient furieusement.

Helen et George ne prêtèrent d’abord pasgrande attention à ce vacarme, mais plus ils se rapprochaient del’hôtel de ville, plus il leur devenait difficile d’avancer ;ils finirent par s’inquiéter eux aussi de ce qui pouvaitbouleverser de la sorte les habitants de Las Vegas, d’ordinaire sipaisibles.

– Est-ce qu’il y a une révolution, parhasard ? demanda miss Holmes à un vieillard à longue barbeblanche qui, lui aussi, essayait de se frayer un passage à traversla cohue.

– Ce n’est pas tout à fait cela, murmural’homme en hochant la tête d’un air sentencieux, mais cela yressemble.

– De quoi s’agit-il ? fit Georgeimpatienté par le ton doctoral du bonhomme.

– Voilà ! la Compagnie du ColoradoCoast a suspendu ses travaux et jeté sur le pavé tous sestravailleurs ; alors ils manifestent contre la municipalité deLas Vegas qui paraît être la cause de tout le mal.

– Dixler est encore mêlé à cecommencement d’émeute, dit Helen à voix basse. Rappelez-vous ce quenous a dit Spike, il y a une heure.

– Il faut savoir au juste ce que signifiece mouvement, déclara George, avançons encore.

En dépit de ses solides biceps, le mécanicienéprouvait des difficultés à se frayer un chemin. Helen le suivait,appuyée à son bras.

Enfin, ils furent obligés de s’arrêter tout àfait ; un groupe compact leur barrait complètement lepassage ; au centre du groupe, un homme en costume d’ouvrier,était en train de pérorer et la foule l’écoutait avec une profondeattention.

– Oui, camarades, s’écria-t-il, avec unfort accent tudesque, ce n’est pas à la Colorado qu’il faut envouloir, ce n’est pas à M. Dixler : on sait combien il semontre juste pour ses ouvriers.

– C’est vrai ! approuvèrent quelquestravailleurs. L’orateur continua :

– M. Dixler a fait tout ce qu’il apu pour continuer les travaux, mais la ville refuse de lui céder leterrain nécessaire à sa ligne. C’est à la municipalité qu’il fauts’en prendre, à la municipalité qui est vendue corps et âme à laCentral Trust.

– Il a raison, firent de nombreuses voix.Allons à l’hôtel de ville.

À ce moment, miss Helen tira brusquementGeorge par sa manche.

– Allons-nous-en vite, lui dit-elle àl’oreille. Vous n’avez pas reconnu cet homme. C’est un des agentsde Dixler, un de ceux qui nous ont injuriés. S’ils nousapercevaient, ils seraient capables de nous faire un mauvaisparti.

George Storm jugea prudent de suivre ceconseil, pendant que l’orateur en plein vent, qui n’était autrequ’Otto, continuait avec un succès croissant.

Les deux jeunes gens rebroussèrent donc lechemin de la bagarre où ils s’étaient imprudemment engagés, mais lafoule s’était refermée derrière eux et il devenait aussi difficiled’avancer que de reculer.

– Regardez donc, murmura peu après Helen,en s’appuyant plus fortement sur le bras de George, mais c’estSpike…

– Au milieu d’un groupe menaçant… Si l’onne vient à son secours, ils vont l’écharper.

– Essayons ! s’écria miss Helen,avec sa générosité et son courage habituels.

Ce n’était pas chose facile que d’approcher deSpike, en ce moment aux prises avec Frick, qui l’avait pris aucollet et ameutait la colère des ouvriers contre lui. Ce ne fut quegrâce à force horions que George put avancer un peu.

Mais au moment où ils allaient franchir ledernier rang des spectateurs qui seul le séparait des combattants,une détonation retentit.

Frick poussa un cri et s’écroula comme unemasse. Une balle l’avait atteint en pleine poitrine.

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